Oliver Rohe
Oliver Rohe
Les noms de Sarajevo
Porte G17 de l’aéroport de Vienne, où je fais escale, Harlem Désir discute avec ses jeunes assistants. Il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de cigarette — aucun jeu, pas de mou — entre lui et son image. Nous ne devons pas être nombreux ici à le reconnaître parmi la foule des voyageurs parlant allemand, anglais et serbo-croate. Je ne sais pas s’il est heureux de cet anonymat auquel rêvent tant de célébrités ni s’il est heureux de s’installer en deuxième classe, à l’arrière de l’avion, alors que j’ai pris place aux premières rangées, là où ça tangue le moins en cas de bricoles. Je vais dire qu’il est heureux.
Les nuages bas, gris clair, voilent le paysage. Il pleut à peine. Le tarmac de l’aéroport de Sarajevo est vide. Harlem Désir monte dans le bus qui nous conduit à l’aérogare. Il franchit sereinement la police des frontières par la file réservée aux diplomates, qui n’est pas beaucoup plus rapide, en définitive, que la file réservée aux citoyens ordinaires, puisque je suis toujours là, dans son sillage, quand il est accueilli par une petite délégation officielle dont j’imagine qu’elle doit le rendre encore plus heureux qu’il ne l’était dans l’avion.
Mes compagnons de voyage, Ismar et Pascal, viennent à ma rencontre dans le hall des arrivées. Ismar est de Bosnie. Il a vécu à Mostar enfant, puis à Sarajevo, avant d’émigrer en Allemagne, à Berlin, où il termine un troisième cycle en littérature allemande. Sa présence parmi nous est une chance : il nous fraye un chemin privilégié, plus savant et plus intime, à la ville. Les deux ont la poignée de main amicale. Ils me demandent si j’ai fait bon voyage. Je parle de Harlem Désir. Longuement. Les sourires sont polis et gênés. Je dois faire au contact de Sarajevo le deuil de certains noms propres. Ils n’opèrent pas en dehors de leurs bases.
Les grands ensembles d’inspiration socialiste apparaissent à la sortie du périmètre de l’aéroport et longent la route menant au centre-ville. Sur leurs façades de béton vieillies, par endroits sombres et effritées, des impacts de balles et d’obus, des lézardes rafistolées, du parpaing nouveau. Pour celui qui découvre la ville, ces immeubles deux fois meurtris — par la fin de l’utopie dont ils étaient l’un des fleurons, et par le siège de quatre ans — sont les premiers monuments de la guerre ; pour les bosniens, ce sont leurs lieux d’habitation, leurs lieux de vie. A toute vitesse des wagons jaune et rouge, aux formes arrondies, nous dépassent sur notre gauche, au centre de l’avenue. Leur grondement lourd semble venir d’âges industriels anciens tant les tramways des capitales occidentales visent aujourd’hui, sans toujours l’atteindre, à la discrétion. J’ai le sentiment à l’approche du bâtiment du Holiday Inn et des tours jumelles Momo et Uzeir rénovées, que mon séjour aura pour but d’enregistrer la lutte qui s’engage déjà entre les images du siège sédimentées dans ma mémoire et la réalité présente de la ville.
Les collines se montrent derrière ma vitre avec l’espacement des grands ensembles, avec la dissipation légère des nuages ; leur flanc est embouteillé à mi-hauteur de maisons d’un ou deux étages aux toits de tuile rouge. Mais la conscience que ces montagnes séparées par la route se rejoignent toutes là-haut entre elles, qu’elles forment un cercle parfait au-dessus de nous, une arène, ne me vient qu’une fois sortis du taxi et de l’hôtel, quand nous avons fait les premiers pas dans le centre de Sarajevo.
Sur le chemin de notre rendez-vous à l’Atelier Figure, où doit se tenir notre lecture de demain soir, nous nous arrêtons devant deux sculptures au pied du parc de Veliki. La première (Nermine, dođi!) représente un homme en jean et tshirt debout, la tête penchée un peu en arrière, la bouche ouverte, en rond, les mains en porte-voix. Il crie en direction de quelqu’un que nous ne voyons pas. L’homme est un civil bosniaque, nous dit Ismar : les forces serbes l’ont obligé à appeler son fils caché alentour, avec la promesse de les épargner s’ils se rendent. Les corps du père et du fils seront exhumés d’un des charniers de Srebrenica en 2008. Erigée dans une fontaine de marbre, la deuxième sculpture est plus abstraite, plus œcuménique aussi ; elle est dédiée aux enfants bosniens, musulmans, serbes, roms, croates et juifs tués pendant les mois du siège de Sarajevo. Les noms de 521 d’entre eux sont inscrits sur de petites colonnes métalliques à proximité. En face du mémorial, de l’autre côté de la rue, se dresse, tout en verre, un vaste centre commercial flambant neuf.
L’Atelier Figure se situe au dernier étage d’un immeuble résidentiel. C’est un vieil appartement aux murs de briques, habillés de photos, de cartes et de peintures, hérissés de luminaires. Au sol, des tapis et de la moquette. Il y a un ou deux poêles anciens, un piano, des coffres, des armoires et des tables de bois, des tonnes de trucs. Une petite scène tout au fond. Le lieu est d’un baroque magnifique. Son propriétaire Slaviša Mašić — cheveux longs et gris, barbe grise, chapeau, chemise de bucheron rouge, la carrure forte, un peu trapue, un personnage par excellence — nous offre à boire un alcool local. Le liquide est transparent. Ils trinquent. Je n’arrive pas à me concentrer sur la conversation à cause d’une fatigue soudaine. J’inspecte les murs, quelques objets, avant de dériver vers le balcon. La montagne est là devant.
Nous nous promenons dans la rue principale, animée, du vieux centre. Il reste ici et là quelques façades criblées de balles, mais l’essentiel des bâtiments semble rétabli dans son aspect d’origine, si parfaitement, d’ailleurs, que je peine à concevoir cette partie de la ville en guerre. C’est la montagne supérieure, la montagne en face, sur les côtés, derrière, qui rappelle à l’étranger, au touriste, l’existence du siège. Cicatrisée, oublieuse, l’architecture brasse l’austro-hongrois et le modernisme sur une centaine de mètres avant d’aboutir à l’héritage ottoman. La légende ne ment pas. Les églises succèdent aux mosquées, les mosquées succèdent aux églises. Les artisans voisinnent avec les commerces, les tenues cohabitent, les apparences, les genres, les classes, les ambiances cohabitent. Le passage entre les styles s’accomplit dans une fluidité qui défie leur découpe objective : même marquée au sol, la frontière séparant les deux anciens empires, austro-hongrois et ottoman, ne se ressent pas, elle parait simplement artificielle. Ce qui me troublait aux premiers instants de ma découverte de Sarajevo — les éléments de la civilisation musulmane sortis du cadre proche-oriental que je leur connais, circulant au sein d’une nature exotique, alpine — désormais m’apaise. Le désordre des signes dans quoi j’avance, l’Orient dans l’Occident, l’Occident dans l’Orient, m’apaise ; il apaise la sensation de la montagne.
(Comme dans n’importe quelle ville d’Europe occidentale, ai-je pensé un peu plus tard, comme partout, êtres et choses cohabitent. Ce réflexe de relever « les nuances » et la « diversité » chez les autres comme si elles nous appartenaient en exclusivité, comme si nous étions surpris de les retrouver ailleurs, dans une société dont nous avions décidé qu’elle serait monolithique. Ou bien les relever avec un scrupule maniaque pour s’assurer que ce qui se dit depuis toujours sur cette ville est vrai, pour confirmer ce qui serait son cliché, le regard se tirant alors, en quelque sorte, une balle dans le pied, se limitant de lui-même à ne plus se chercher d’autres sujets. Les contrastes et la variété, les habitants de Sarajevo ne les relèvent sans doute pas, puisqu’ils ne se regardent pas en étrangers. Ils ne relèvent les nuances qui les constituent que si elles sont menacées).
La lumière s’effondre sur les toits de tuile rouge. Les boutiques ferment, les ruelles se vident. L’appel à la prière nous parvient de l’autre rive escorté par la fraîcheur. Nous sommes à la terrasse d’un petit restaurant traditionnel. La carte propose des viandes. Ismar nous commande des ćevapi. Je redoute de voir arriver par ce nom l’ersatz du kebab turc que j’ai toujours refusé de goûter, parce que lui-même n’est qu’un ersatz industriel, bourratif et douteux, du shawarma libanais, que j’ai mis un point d’honneur à ne jamais goûter. Le plat est plus sec, plus dépouillé, qu’un kebap : de fines brochettes de veau dans un pain pita assez épais, accompagné d’oignons hachés.
Nous parlons du passé de la ville, de l’abandon de la population bosniaque par les Etats européens, de la part d’islamophobie — vous savez, ce concept fumeux, liberticide, inventé de toute pièce par de puissants gauchistes collabos pour interdire la moindre critique de l’Islam en Occident — dans cet abandon. La conversation glisse sur le traitement des exilés en Allemagne et en France. Le compliment à Merkel me coûte un bras mais je loue sa décision, même impure et intéressée, d’ouvrir ses frontières aux réfugiés syriens en 2015 quand le gouvernement de Hollande et de Valls leur claquait la porte au nez. Le choix de l’hospitalité (le respect de l’obligation d’hospitalité envers ceux qui fuient la guerre) me paraît d’autant plus courageux (normal) que Merkel l’a payé cher aux élections de l’automne dernier.
— L’Alternative für Deutschland et ses idées n’ont pas attendu les Syriens pour prospérer dans le corps électoral allemand, dit Pascal à raison. Suggérer que l’AFD a remporté beaucoup de sièges au Parlement du fait de la politique d’accueil de Merkel revient à accepter son argumentaire principal, c’est mettre encore la faute aux réfugiés.
Il nous fait part, ensuite, d’un texte récent écrit pour la revue Merkur, dans lequel il démontre la parenté idéologique unissant, sur le thème de l’immigration, le sulfureux AFD à la très respectable CDU. Il y exhume notamment cette phrase confiée par Helmut Kohl à Margaret Thatcher au début des années 80, lors d’une visite officielle : « Dans les quatre prochaines années, nous allons réduire de moitié la population turque en Allemagne. Le pays n’a aucun problème avec les Portugais, les Italiens et même avec les Asiatiques du Sud-Est, parce que ces communautés sont bien intégrées, mais le Turc lui-même vient d’une culture très différente ». Nous convenons assez vite que le triomphe concomitant du libéralisme économique et des mythologies nationalistes est à mettre sur le compte de la social-démocratie européenne et des funestes coalitions centristes. Je commande une deuxième assiette de ćevapi.
Au café viennois de l’Hôtel Europe, dans un décor de majesté un peu surannée, W. G. Sebald, naturellement, arrive dans la discussion. Ismar lui consacre sa thèse ; Pascal regrette de ne l’avoir lu que maintenant, après avoir écrit son premier livre, au titre par ailleurs assez génial : Über Deutschland, über alles. Ils s’étonnent que Sebald soit peu lu en Allemagne alors qu’il bénéficie à l’étranger, singulièrement en France et aux Etats-Unis, d’une réception colossale qu’il doit en partie aux articles dithyrambiques de Susan Sontag — dont le nom, à Sarajevo, demeure associé au Godot de Beckett qu’elle a monté au théâtre de la ville durant le siège, avec des acteurs et des techniciens locaux. Ils aiment cette grande prose qui tisse avec une rare souplesse des correspondances érudites et sensibles entre les objets, les thèmes, les savoirs et les figures dans un temps transfiguré en espace, déplié en surface plane (je résume à ma sauce). Je ne peux raisonnablement contester aucune de ces qualités qui me l’ont fait tant aimé par le passé mais insiste sur la mélancolie trop uniforme, comme forcée, de sa langue et du regard qu’il porte sur toutes les matières du monde. Autant nous étions d’accord pour accabler joyeusement le centrisme européen, autant W. G. Sebald constitue ce soir un premier motif de divergence franco-allemande.
Ismar nous emmène vers le pont latin près duquel fut assassiné le fameux archiduc. La rivière Miljacka coule sous nos pieds sans tumulte. Plus loin, dominant la rive gauche, se succèdent une nouvelle clinique de fertilité turque et la grande synagogue blanche de Sarajevo. Pendant que nous marchons en direction de l’Ecole des beaux-arts, je repense à une scène, un échange bref, survenu cet après-midi avec Ismar. Nous étions rue Ferhadija, devant la Cathédrale du Cœur-de-Jésus. Une pancarte en noir et blanc annonce une exposition de photographies sur le massacre de Srebrenica à la Galerie 11/07/95. Je dis que j’aimerais visiter le musée demain. Ismar me répond que lui ne viendra pas. Son refus net, si légitime et compréhensible, me révèle soudain cette part d’indécence enfouie, avide de tragédies historiques, que je devais trimballer — que chaque touriste trimballe peut-être — depuis mon arrivée en Bosnie. Je suis d’autant plus surpris de ma rapacité spontanée, embarrassé, qu’il m’arrive souvent de la dénoncer chez ceux qui s’empressent d’aller visiter le camp de Chatila au sud de Beyrouth.
Collection du musée d’Ars Aevi. De toutes les œuvres visibles données en solidarité par des artistes majeurs (Nan Goldin, Irwin, Beuys, Kapoor, Abramović, etc.) à la population assiégée de Sarajevo, celle de Stephan Balkenhol me plaît le plus. Je regarde longuement cet homme en réduction sculpté dans des vêtements ordinaires, à l’arrêt dans une posture un peu affaissée, inoffensive, qui ne prétend à rien. Sa présence est si nue, si impersonnelle qu’elle est habitée d’une vie irréfutable. Adjacent au musée, dont je sors dans une lumière éclatante, surgit l’immense vaisseau sombre de Skenderjia. Dans l’enceinte couverte de ce complexe sportif en béton ont eu lieu des épreuves des J.O de 1984, dans ses sous-sols se tient encore le salon du livre annuel. Mais cette merveille éreintée semble promise à un douloureux destin sebaldien, c’est-à-dire, hélas, à une destruction probable.
Pause déjeuner. Les bureks ne sont pas vendus à la pièce mais au poids. Je prends les fourrés au fromage et à la pomme de terre, avec quelques tranches de tomates pour la couleur. Je regrette en les mangeant, succulents, de ne pas pouvoir revenir en manger le lendemain.
Nous traversons le pont où sont tombées les deux premières victimes de la guerre de Bosnie. Deux femmes, deux amies, l’une serbe de Sarajevo, Olga Sučić, l’autre musulmane de Dubrovnik, Suada Dilberović. Une plaque leur rend hommage à toutes les deux mais la mémoire collective, nous dit Ismar, le sentiment au lieu de l’Histoire, ne retient aujourd’hui que le nom de la deuxième. Ce pont est celui de Suada Dilberović. Derrière nous se découpe, pour remonter jusqu’au milieu de la colline, le quartier autrefois sous contrôle des forces serbes ; la ligne de front se trouvait là, dans ce périmètre restreint, en atteste l’immeuble au revêtement gris, en face, le plus ravagé de ceux que j’ai aperçus depuis hier. En chemin je demande à Ismar ce que sont devenus les anciens seigneurs de la guerre, s’ils sont assimilés au champ politique actuel, s’ils sont élevés au rang de héros intouchables ou au contraire considérés comme des pestiférés ou des témoins encombrants. La plupart sont morts, me répond-il, au combat ou dans des règlements de compte ; les autres après la levée du siège, courant des années 2000. L’allée verte, fleurie, qui nous conduit au café Tito surplombe la rivière. Nous croisons des joggeurs, des couples, des mères avec leurs landaus, des hommes en costume-cravate. Je m’abstiens de poser la question de tous les autres, pas les chefs, les gradés, les responsables, simplement ceux qui ont pris les armes, tués peut-être, pour se défendre : comment sont-ils revenus à la vie normale. Des immeubles et des bâtisses en ruine, à l’abandon, jalonnent quelquefois notre trajet retour vers le centre. Je les prends tous en photo.
Sur le toit du centre BBI, avec Nicolas Moll et Florian Haderer qui doivent animer la rencontre à l’Atelier Figure. Nous précisons ensemble les thèmes à aborder ce soir, les temps de lecture impartis, la gestion des interprètes, la participation du public. Le soleil s’étend sur la terrasse à mesure que nous discutons, il déborde la tonnelle, brûle le profil et le bras gauche de Nicolas. Mon dessert à la crème n’a plus du tout la même tronche ; c’est le moment de partir. Je cherche à travers la paroi transparente de l’ascenseur, la sculpture de Nermine, dođi! au pied du jardin. Elle est cachée par les arbres. Des jeunes montent à l’arrêt du troisième étage, l’espace se restreint, la vieille dame qui était là en premier semble se plaindre, elle échange avec l’un des jeunes. Aussitôt dehors, à l’écart, Ismar nous traduit leur dialogue :
La grand-mère : On ne serait pas un peu trop nombreux là ?
Le jeune : Non, grand-mère, on va tous pouvoir entrer.
La grand-mère : J’ai survécu à la guerre, j’ai été blessée, j’ai peur des lieux fermés.
Le jeune : Dieu nous protègera tous grand-mère, ne vous inquiétez pas.
La grand-mère : Dieu n’existe pas. S’il existait, il n’y aurait pas eu la guerre.
Le jeune : Voilà pourquoi vous êtes blessée grand-mère.
…
Le jeune : Voyez, grand-mère, Dieu existe, vous êtes arrivée saine et sauve.
La grand-mère : Dieu n’existe pas, il n’y a que des barbes.
Repos à l’hôtel. Je me souviens qu’à l’époque de son déclenchement la guerre en ex-Yougoslavie recevait souvent des médias, des commentaires plus ou moins savants, des discours politiques, le qualificatif de libanisation des Balkans. L’expression désignait tout à la fois l’effondrement des structures de l’Etat, l’extrême fragmentation des territoires, le fratricide, la multiplication des bandes armées, une sauvagerie inédite dans le massacre — la sauvagerie, le retour de l’archaïque, de la brutalité héréditaire, autant de phénomènes étrangers aux méthodes occidentales, cliniques et sophistiquées, de faire la guerre. Dix ans plus tard, lorsque l’armée américaine a envahi l’Irak et que le pays s’est entièrement disloqué, le discours médiatique, l’expertise, ont parlé de balkanisation de l’Irak, de façon à minorer, par la même occasion, le rôle de l’occupation américaine ou des puissances voisines dans l’entretien de la guerre civile, de rabattre la dite balkanisation sur l’instinct profond des irakiens sunnites et chiites, qui n’espéraient bien sûr que la chute de Saddam Hussein pour enfin s’entretuer. Huit ans plus tard, après que le soulèvement a été réprimé dans le sang, que le pays a été divisé, ouvert aux appétits régionaux et aux interventions internationales, il a été dit que la Syrie était en voie d’irakisation. Cette sorte de migration sémantique du Liban vers la Syrie en passant par la Yougoslavie et l’Irak sert le discours général de la guerre civile — les communautés s’opposent naturellement entre elles et n’aspirent qu’à s’exterminer, d’où la nécessité absolue de la police — au détriment des analyses historiques spécifiques, par quoi s’éclairent les causes, les conduites et les déroulements toujours singuliers de chacun de ces conflits. Le fratricide, si fratricide il y a, ne procède d’aucune abstraction, d’aucune nature que ce soit, il trouve toujours son origine dans des ambitions et des stratégies politiques précises. Il se construit. Mais en dépit de ses tares conceptuelles et des usages douteux qu’il permet, le discours de la guerre civile n’a pas tort sur un point : cette forme de violence armée, jaillie des centres urbains et dirigée en priorité contre les populations civiles, unit des villes éloignées, dissemblables, dans un même paysage de ruines, exhibant des souffrances similaires, des blessures et des mutilations communes (les images des rues de Sarajevo au lendemain du siège ressemblent à celles d’une ville syrienne d’aujourd’hui, qui ressemblent à celles d’une ville irakienne hier, etc.). La question que je me suis posée au moment où nous avions aperçu hier les deux tours de verre, assez immondes, tout juste achevées après le carrefour du Holiday Inn, sur le trajet de l’aéroport vers l’hôtel, que je me pose à nouveau depuis que j’ai quitté le centre BBI, la question, donc, serait la suivante : existe-il des façons semblables de se relever, quelque chose comme des figures immobilières obligées, des plis urbains inhérents au redressement ? Ces villes partagent-elles un même paysage d’après-guerre ? De ce que j’ai vu à ce jour, Sarajevo sauvegarde beaucoup de son patrimoine urbain austro-hongrois, ottoman et socialiste, même s’il est attaqué — blessé, mutilé — par ces quelques centres et tours monstrueux que chaque ville convalescente, dans sa hâte de se racheter, de retaper ce qu’elle croit être son retard, s’enorgueillit de construire.
Ce sont les monarchies du Golfe qui investissent le plus dans la pierre en Bosnie. Leurs ressortissants de la classe moyenne, dont j’avais croisé quelques-uns à l’aéroport, sont nombreux à passer des vacances ou le mois du jeûne dans le pays en raison de son climat, de ses paysages montagneux, pour ses prix abordables, sa nourriture et ses lieux de prière (certains construits par leurs soins et selon des normes esthétiques qui, de fait, n’ont pas beaucoup à voir avec le style bosniaque). Et parce qu’il n’est plus possible pour eux d’aller dans leurs lieux de villégiature habituels en Syrie et surtout au Liban. Si le centre de Sarajevo est assez préservé, pour l’heure du moins, ce ne sera bientôt plus le cas des environs et de l’arrière-pays, où les entreprises de la péninsule arabique construisent, sur des milliers d’hectares, de vastes projets immobiliers — des résidences et des villages entiers — réservés à ceux qui peuvent se les permettre, à savoir les ressortissants du Golfe.
De ce qui avait été prévu trois heures plus tôt à la terrasse du BBI, rien ou presque n’est tenu, signe que les choses se passent bien. La parole circule entre nous sur scène sans pertes ni ralentissements majeurs ; de temps à autres des personnes du public nous interrompent pour nous poser des questions et contester nos propos, à ma grande satisfaction. Je mesure pendant la rencontre, pas après, la chance de participer à cet échange, multiplié dans de si nombreuses langues, dans cette ville si particulière. Je regrette seulement de ne pas avoir lu le livre de Pascal, faute de savoir l’allemand. A l’invitation de Florian, il revient sur le texte qu’il a consacré à l’AFD et à la CDU d’Helmut Kohl. La phrase de celui-ci sur les Turcs continue de me sidérer par sa violence et sa bêtise indémodables. J’apprends grâce à Pascal qu’à la même époque, en 1983, une parole contraire s’était élevée face au racisme anti-turc répandu dans la société allemande, celle de Lothar Matthäus qui avait publiquement pris la défense des immigrés ; la torgnole que lui avait assénée le musculeux Lizarazu au Bayern des années plus tard, pour je ne sais quel motif, me paraît d’un coup moins sympathique
Simone Ginzburg vit à Sarajevo depuis quinze ans et travaille pour le Haut conseil judiciaire de Bosnie-Herzégovine. On se rejoint près du bar. Il est vif et drôle. Je l’interroge sur le retour des déplacés, conscient du temps limité et du cadre passablement mondain où nous sommes ; lui demande si ceux qui avaient perdu leurs biens ou en étaient expulsés les ont regagnés depuis ; si l’après-guerre avait entériné les démographies imposées par le conflit — si l’après-guerre, me dis-je aujourd’hui, a récompensé l’entreprise guerrière. Il y a eu des choses de faites, indéniablement, on a enregistré un mouvement de retour réel (je restitue de mémoire), mais le problème est loin d’être réglé. A cause de la complexité institutionnelle qui empêche la prise et l’application des décisions (Il y a seize ministres de la justice !). Certains ne rentrent que pour vendre leurs biens et repartir. Il manque des logements pour accueillir ceux qui reviennent ou ceux dont le logement a été détruit. Les serbes de Sarajevo sont majoritairement à East Sarajevo, dans la Republika Srpska, où ils avaient emménagé du temps de la guerre. Nicolas Moll, quelques minutes avant la rencontre, avait formulé des conclusions comparables à propos des politiques de mémoire. Des tentatives ont eu lieu, m’avait-il expliqué, après la guerre et au milieu des années 2000, pour établir des procédures inspirées de la commission sud-africaine Vérité et Réconciliation ; toutes ont cependant échoué, soit que leur conception manquait de bon sens (les associations de victimes n’étaient pas invitées !), soit qu’elles étaient entravées, entre autres, par les structures de pouvoir et les tendances nationalistes encore à l’œuvre au sein de chaque camp. Nombre de Serbes par exemple, s’ils reconnaissent les massacres de Srebrenica, refusent toujours d’endosser le terme de génocide. Parmi les bosniaques, beaucoup répugnent à reconnaître les crimes et les atrocités dont ils se sont rendus coupables afin de ne pas nourrir les discours de victimisation et de relativisation auxquelles se prêtent les Serbes de Bosnie.
Echange bref avec Ismar et Pascal sur le balcon. La montagne derrière eux est dans l’obscurité.
Je sais que ces quelques jours ne m’offrent qu’un fragment superficiel de Sarajevo et que je n’aurais sans doute pas l’occasion ni le temps de me mêler à ses habitants, mais ce serait une facilité rhétorique de tirer des limites propres à un tel séjour une impossibilité de penser (d’essayer, d’échouer) le peu de ce qui nous est donné à voir et à entendre. Aucun séjour, en somme, n’est assez long.
Les vendeurs de burek sont fermés. Je presse le pas dans la fraîcheur, rate la perpendiculaire de l’hôtel, reviens en arrière. La calligraphie arabe, dorée, du logo d’Al-Jazeera apposé sur la façade du centre BBI scintille sous les toits du bâtiment principal. Davantage qu’à une goutte d’eau, il fait penser, la nuit, à une flamme.
Mémorial de Vraca, sur le mont Trebević. De cette perspective seulement la montagne cesse de dominer. Le site inauguré en 1981, en hommage aux partisans, ne domine pas non plus le visiteur : il se déploie comme un parcours en pente douce, presque à l’horizontale. La pierre blanche est délabrée, des herbes folles poussent dans les fissures au sol, entre les marches, dans les murs.
Les forces serbes ont tout saccagé en se retirant ; d’ailleurs la frontière de la Republika Srpska passe par ici, nous montre Nicolas, juste derrière nous. A peine a-t-il ramené son bras gauche près du corps et terminé sa phrase que je remarque vingt mètres plus bas, sous un arbre, un jeune couple en train de danser une valse (sans mentir), apportant la preuve de ce qu’avançait Ismar dans le taxi : que le parc est un lieu de rancards amoureux. Sur la dalle du niveau suivant, il y a un anneau de marbre anthracite où sont inscrits les noms de quelques partisans illustres, parmi lesquels Walter. Nicolas nous rapporte une scène d’un film patriotique yougoslave, Walter défend Sarajevo, où il est dit de Walter, que les nazis ne parvenaient pas à attraper ni même à identifier, qu’il était le peuple de Sarajevo. La forteresse émerge quelques marches plus haut. Les grilles ce matin sont fermées. J’essaye de fouiller la cour intérieure entre les barreaux. Il ne reste plus qu’une poignée des lettres autrefois incrustées aux murs et recensant les noms de chacune des 9091 victimes civiles de la 2e Guerre mondiale. Le temps, le siège, l’abandon les ont peu à peu arrachés à la pierre pour les disperser dans le parc et dans la ville. Rarement l’émotion me vient devant les monuments aux morts, ici je l’éprouve, parce que les morts eux-mêmes l’ont déserté.
Dressée sur un socle parmi les conifères, la sculpture d’une femme au poing levé. Il lui manque l’autre bras. La tête est un peu rejetée en arrière. J’interprète (Pascal aussi me semble-t-il) le geste de la main comme un geste iconique d’appel à la résistance, de refus du fascisme. Nicolas me corrige aussitôt : le deuxième bras a été scié une nuit par des vandales ; il a été retrouvé par hasard, des mois ou des années plus tard, dans un appartement privé lors d’une descente de police. Il est à présent exposé, loin de sa propriétaire, au Musée d’Histoire de Sarajevo.
Le paysage de toits rouges et d’arbres en fleurs où nous marchons pourrait rappeler un bled de Suisse ou d’Autriche, n’étaient les traces de tirs, discrètes, sur les murs de quelques maisons. Nous allons vers le vieux cimetière Juif, le plus grand d’Europe après celui de Prague. Nicolas me raconte que les Juifs restés pendant la guerre, parce qu’ils n’en étaient pas partie prenante, ont joué un rôle important dans le maintien des liens entre les communautés. Ils sont venus en aide, par leur association humanitaire, aux habitants de toutes les ethnies. De la même façon, ils ont beaucoup œuvré, me dit-il, en faveur des politiques de mémoire et de réconciliation.
C’est une vaste pelouse sauvage au milieu de laquelle s’élève un arbre monumental au feuillage gris clair. Disséminées sur toute l’étendue verte en contrebas, comme sorties de terre à la faveur d’un accident géologique ou arrêtées là, en désordre, au terme d’une longue chute du sommet des alpes, des sortes de petits monolithes blancs, quelques-uns colonisés par la mousse, couchés sur l’herbe. Ces pierres tombales séfarades sont probablement inspirées des tombes chrétiennes bogomiles du XIIIe siècle. L’impression extraordinaire qu’elles me font se renforce lorsque je les observe en contre-plongée. Il faut se tenir dans ce sens, dos à la route et face à la montagne, pour être en situation de remarquer les inscriptions judéo-espagnoles sur la pierre, sans que l’on sache pourquoi les unes sont aussi bien conservées quand les autres sont passées. Je parle des premières, de celles qui remontent à la fondation du cimetière, au début du XVIIe siècle. Les stèles affichent une géométrie et des matériaux plus familiers si on descend vers l’entrée principale, vers la route. Les inscriptions ajoutent l’alphabet latin à l’hébreu. Cette partie plus basse et plus récente, aménagée après l’installation des Juifs Ashkénazes à Sarajevo, accueille un peu à l’écart un Monument de l’Holocauste, dont l’un des côtés est troué par une balle qui date du siège — les forces serbes ayant pris position ici afin de tirer sur la ville.
Les bosniaques contestent, selon Nicolas, le mot de guerre civile imposé par le discours nationaliste serbe pour lui préférer celui de guerre d’agression, de la part de la Serbie et de la Croatie, contre la Bosnie. Sarajevo n’a pas sombré du jour au lendemain dans la folie fratricide, elle a subi l’offensive militaire de puissances voisines qui s’acharnaient à anéantir sa citoyenneté multiethnique.
Retour à pied de Trebevic. Déjeuner dehors, au restaurant du club d’échec. Un morceau de veau cuit avec des pommes de terre dans une marmite traditionnelle. Sauce à la tomate. Pas de dessert. Nicolas me montre dans un beau-livre des photographies du Mémorial de Vraca avant la disparition des noms scellés aux murs. Sortis de table, il nous conduit au marché couvert, peu achalandé à cette heure, où des civils avaient été pilonnés par les forces serbes en 1994 et 1995. Les noms des victimes des massacres sont écrits sur une grande dalle de verre (ou de plastique ?) au-dessus d’un fond rouge. Il manque des carreaux à trois endroits de la surface mais le vide est peut-être d’origine, dans l’œuvre. Les dates du double massacre « commis par l’agresseur serbe » sont taillées sur une plaque de marbre à l’extérieur.
Les rues piétonnes sont denses mais peu bruyantes, il y a du monde partout en terrasse, les vêtements sont légers. Je demande à Ismar son avis sur ces impacts d’obus parsemés dans la ville, tous nimbés d’une constellation de petits trous repeints en rouge, que les habitants nomment les Roses de Sarajevo. Il me répond avec sa douceur habituelle : qu’en faire d’autre que de la beauté ?
Dans le square de la Libération, les parties d’échec se jouent avec des pièces énormes, sur un échiquier tracé au sol. Les joueurs s’affrontent debout, entourés d’un public d’habitués — une armée de war consiglieri — qui réfléchit avec eux aux stratégies et commente leurs coups. De duel, les échecs sont détournés en sport collectif.
Un trajet de dix minutes dans la cabine du téléphérique nous dépose au faîte de la montagne, qu’enfin nous dominons. Je n’ai pas le vertige. Des familles se baladent sur les parcours, prennent des photos de la ville, occupent les aires de repos. Par je ne sais quel biais il est question de Heiner Müller. J’avoue un faible pour le théâtre, les récits, les essais, pour les poèmes et le volume d’autobiographie. Nous nous étonnons ensemble qu’il soit un peu passé de mode en Allemagne, comme s’il payait à titre posthume le choix de ne pas avoir quitté la RDA de son vivant. Je mentionne ses entretiens avec Alexander Kluge qu’il semble un peu surclasser par son agilité intellectuelle — il est vrai parfois un peu facile. Pascal m’informe que Kluge est l’auteur d’un court texte de présentation (un blurb) sur la 4e de couverture de son premier livre. Je mets ma boulette directement sur le compte de la social-démocratie européenne.
Restaurant en pleine forêt. Terrasse immense, clientèle plutôt bourgeoise. Le soleil est dans la gueule. Sebald s’est encore invité à table, de sorte que j’en ai encore réprouvé la mélancolie. Je me rends compte seulement ici, à Sarajevo où je ne cesse de repousser l’image tentaculaire de Beyrouth, que cette mélancolie si violemment décriée chez Sebald ces dernières heures, ces dernières années, n’est que le signe, le masque, de la mienne.
Des abrutis dans un 4×4 noir passent tout près de nous sur la route étroite. Nous continuons. Un virage de la piste de bobsleigh apparaît là-bas dans les arbres. Le béton faramineux qui nous entoure est revêtu de graffitis, il serpente et se perd dans les bois. Ce n’est que la parcelle d’un site que, faute de temps, nous ne verrons pas, un site de plusieurs hectares, comprenant plusieurs genres de bâtiments et de structures qui ont servi durant la compétition olympique comme pendant la guerre.
Retour silencieux en téléphérique. Quand nous survolons lentement, dans la lumière atténuée, les premières maisons nichées sur la colline, Ismar nous parle des résidents de ces quartiers en hauteur, condamnés, presque chaque jour, à descendre sous les tirs de snipers vers les fontaines du centre pour s’approvisionner en eau. Et de remonter chez eux, par le même chemin, les bras chargés de jerricans. Il nous parle de l’écrivain Miljenko Jergović, dont je ne connaissais pas l’œuvre, qui a décrit dans ses nouvelles la vie quotidienne pendant les mois du siège, la quantité de situations et de comportements qui nous paraîtraient insensés aujourd’hui mais que les habitants, eux, trouvaient alors normaux, ordinaires. Sans doute est-ce dans des écrits comme ceux-là, me dis-je spontanément, que l’on doit rencontrer le plus de justesse — le moins de romantisme — dans la peinture du phénomène guerrier à Sarajevo.
Dîner tous les trois dans un restaurant familial du centre. Des lamelles de viande de bœuf cuites aux oignons. Sauce à je ne sais quoi, mais délicieuse. Les légumes grillés en accompagnement ne sont pas une spécialité de la maison. Les pommes rissolées si. Au-dessus de l’épaule de Pascal, sur une étagère à droite, trône un grand cahier en cuir bleu. La couverture porte un titre décliné en plusieurs langues, dont la française : Livre des plaintes. Pas une seule fois de la soirée nous n’avons évoqué W. G. Sebald.
Je ratisse le matin, avant l’arrivée du taxi, les rayons de la librairie Buybook, près de l’hôtel. J’y trouve ma lecture pour l’avion du retour : The fixer de Joe Sacco.
Des vidéos tournent en boucle dans une salle du Musée du Tunnel. Les images du siège et de la traversée sous terre m’ébranlent ici comme jamais auparavant. Bien plus qu’à l’époque de leur diffusion dans les journaux télévisés ou que ces dernières semaines, quand j’en ai consultées en préparation de ce voyage.
Mais je n’ai strictement rien éprouvé, sinon un doute désagréable, au moment de franchir les dix mètres de la galerie souterraine reconstituée d’après un original aujourd’hui détruit. Passé mon agacement, passée la tirade intérieure contre l’Histoire-réduite-à-une-attraction-touristique, je prends conscience que ce lieu ne cherche nullement à fournir au touriste un aperçu, par définition impossible, de ce qu’était l’expérience de la traversée. Il n’est là, le simulacre du tunnel, que pour survivre à son existence ensevelie, que pour célébrer la ruse et le courage de ceux qui l’ont creusé et emprunté, le peuple de Sarajevo.
Pascal et Ismar discutent dans la cour en allemand. L’abandonnent volontiers pour l’anglais, comme ils l’ont toujours fait en ma présence. Je crois comprendre qu’Ismar redoutait de ne pas être en mesure de départager les souvenirs qui lui sont propres de ceux qu’il a reçus de ses parents depuis l’enfance. Il raconte — mais je crains qu’ici mon anglais soit coupable d’approximations — les trajets que faisait sa mère dans l’obscurité de Mostar détruite. Evoque la peur du danger qui, à tout moment, pouvait sourdre des ruines.
Plus tôt dans le taxi, vers le Musée du Tunnel. Après que nous avons dépassé le village olympique, aux façades roses, le véhicule s’arrête sur le bas-côté. La chauffeuse ouvre la portière, démonte le signe lumineux sur le toit et le couche sur ses cuisses.
– Pourquoi l’avez-vous retiré ?
– Parce que nous allons bientôt quitter Sarajevo pour entrer dans la Republika Srpska.
Ce que je désire entendre le plus, à cet instant, c’est que son geste soit commandé par des nécessités politiques ; c’est d’apprendre qu’en tant que taxi bosniaque, elle n’est pas autorisée à travailler en territoire serbe. Elle répond à Ismar que le signe lumineux — sa licence professionnelle — n’est valable que dans les limites administratives de Sarajevo. Elle doit le retirer chaque fois qu’elle circule dans une commune extérieure à la ville, une commune serbe ou bosniaque, c’est indifférent, c’est sans importance.