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Sarajevo

Pascal Richmann et Oliver Rohe ont voyagé à Sarajevo en avril 2018.

Oliver Rohe

Les noms de Sarajevo
Porte G17 de l’aéroport de Vienne, où je fais escale, Harlem Désir discute avec ses jeunes assistants. Il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de cigarette — aucun jeu, pas de mou — entre lui et son image. Nous ne devons pas être nombreux ici à le reconnaître parmi la foule des voyageurs parlant allemand, anglais et serbo-croate. Je ne sais pas s’il est heureux de cet anonymat auquel rêvent tant de célébrités ni s’il est heureux de s’installer en deuxième classe, à l’arrière de l’avion, alors que j’ai pris place aux premières rangées, là où ça tangue le moins en cas de bricoles. Je vais dire qu’il est heureux.

 

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Pascal Richmann

Les noms de Sarajevo
OK, tout d’abord il est arrivé quelque chose qui ne m’était encore jamais arrivé. Dans le terminal 2 de l’aéroport Franz-Josef-Strauß, je suis en train de googler des citations de son patron, lorsque les haut-parleurs au-dessus de ma tête se mettent à grésiller, Mr. Richmann, dit une voix de femme en anglais, merci de vous présenter au comptoir numéro tant et tant, et hop, plus vite que ça, et elle fait une blague que ma frayeur me fait oublier aussitôt, mais qui pousse les voyageurs à destination de Rimini debout, couchés ou en train de faire la roue à côté de moi, à entonner un blues sur leurs flûtes de mousseux.

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Oliver Rohe

Oliver Rohe

Les noms de Sarajevo
Porte G17 de l’aéroport de Vienne, où je fais escale, Harlem Désir discute avec ses jeunes assistants. Il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de cigarette — aucun jeu, pas de mou — entre lui et son image. Nous ne devons pas être nombreux ici à le reconnaître parmi la foule des voyageurs parlant allemand, anglais et serbo-croate. Je ne sais pas s’il est heureux de cet anonymat auquel rêvent tant de célébrités ni s’il est heureux de s’installer en deuxième classe, à l’arrière de l’avion, alors que j’ai pris place aux premières rangées, là où ça tangue le moins en cas de bricoles. Je vais dire qu’il est heureux.

 

Les nuages bas, gris clair, voilent le paysage. Il pleut à peine. Le tarmac de l’aéroport de Sarajevo est vide. Harlem Désir monte dans le bus qui nous conduit à l’aérogare. Il franchit sereinement la police des frontières par la file réservée aux diplomates, qui n’est pas beaucoup plus rapide, en définitive, que la file réservée aux citoyens ordinaires, puisque je suis toujours là, dans son sillage, quand il est accueilli par une petite délégation officielle dont j’imagine qu’elle doit le rendre encore plus heureux qu’il ne l’était dans l’avion.

Mes compagnons de voyage, Ismar et Pascal, viennent à ma rencontre dans le hall des arrivées. Ismar est de Bosnie. Il a vécu à Mostar enfant, puis à Sarajevo, avant d’émigrer en Allemagne, à Berlin, où il termine un troisième cycle en littérature allemande. Sa présence parmi nous est une chance : il nous fraye un chemin privilégié, plus savant et plus intime, à la ville. Les deux ont la poignée de main amicale. Ils me demandent si j’ai fait bon voyage. Je parle de Harlem Désir. Longuement. Les sourires sont polis et gênés. Je dois faire au contact de Sarajevo le deuil de certains noms propres. Ils n’opèrent pas en dehors de leurs bases.

Les grands ensembles d’inspiration socialiste apparaissent à la sortie du périmètre de l’aéroport et longent la route menant au centre-ville. Sur leurs façades de béton vieillies, par endroits sombres et effritées, des impacts de balles et d’obus, des lézardes rafistolées, du parpaing nouveau. Pour celui qui découvre la ville, ces immeubles deux fois meurtris — par la fin de l’utopie dont ils étaient l’un des fleurons, et par le siège de quatre ans — sont les premiers monuments de la guerre ; pour les bosniens, ce sont leurs lieux d’habitation, leurs lieux de vie. A toute vitesse des wagons jaune et rouge, aux formes arrondies, nous dépassent sur notre gauche, au centre de l’avenue. Leur grondement lourd semble venir d’âges industriels anciens tant les tramways des capitales occidentales visent aujourd’hui, sans toujours l’atteindre, à la discrétion. J’ai le sentiment à l’approche du bâtiment du Holiday Inn et des tours jumelles Momo et Uzeir rénovées, que mon séjour aura pour but d’enregistrer la lutte qui s’engage déjà entre les images du siège sédimentées dans ma mémoire et la réalité présente de la ville.

Les collines se montrent derrière ma vitre avec l’espacement des grands ensembles, avec la dissipation légère des nuages ; leur flanc est embouteillé à mi-hauteur de maisons d’un ou deux étages aux toits de tuile rouge. Mais la conscience que ces montagnes séparées par la route se rejoignent toutes là-haut entre elles, qu’elles forment un cercle parfait au-dessus de nous, une arène, ne me vient qu’une fois sortis du taxi et de l’hôtel, quand nous avons fait les premiers pas dans le centre de Sarajevo.

Sur le chemin de notre rendez-vous à l’Atelier Figure, où doit se tenir notre lecture de demain soir, nous nous arrêtons devant deux sculptures au pied du parc de Veliki. La première (Nermine, dođi!) représente un homme en jean et tshirt debout, la tête penchée un peu en arrière, la bouche ouverte, en rond, les mains en porte-voix. Il crie en direction de quelqu’un que nous ne voyons pas. L’homme est un civil bosniaque, nous dit Ismar : les forces serbes l’ont obligé à appeler son fils caché alentour, avec la promesse de les épargner s’ils se rendent. Les corps du père et du fils seront exhumés d’un des charniers de Srebrenica en 2008. Erigée dans une fontaine de marbre, la deuxième sculpture est plus abstraite, plus œcuménique aussi ; elle est dédiée aux enfants bosniens, musulmans, serbes, roms, croates et juifs tués pendant les mois du siège de Sarajevo. Les noms de 521 d’entre eux sont inscrits sur de petites colonnes métalliques à proximité. En face du mémorial, de l’autre côté de la rue, se dresse, tout en verre, un vaste centre commercial flambant neuf.

L’Atelier Figure se situe au dernier étage d’un immeuble résidentiel. C’est un vieil appartement aux murs de briques, habillés de photos, de cartes et de peintures, hérissés de luminaires. Au sol, des tapis et de la moquette. Il y a un ou deux poêles anciens, un piano, des coffres, des armoires et des tables de bois, des tonnes de trucs. Une petite scène tout au fond. Le lieu est d’un baroque magnifique. Son propriétaire Slaviša Mašić — cheveux longs et gris, barbe grise, chapeau, chemise de bucheron rouge, la carrure forte, un peu trapue, un personnage par excellence — nous offre à boire un alcool local. Le liquide est transparent. Ils trinquent. Je n’arrive pas à me concentrer sur la conversation à cause d’une fatigue soudaine. J’inspecte les murs, quelques objets, avant de dériver vers le balcon. La montagne est là devant.

Atelier Figure

Nous nous promenons dans la rue principale, animée, du vieux centre. Il reste ici et là quelques façades criblées de balles, mais l’essentiel des bâtiments semble rétabli dans son aspect d’origine, si parfaitement, d’ailleurs, que je peine à concevoir cette partie de la ville en guerre. C’est la montagne supérieure, la montagne en face, sur les côtés, derrière, qui rappelle à l’étranger, au touriste, l’existence du siège. Cicatrisée, oublieuse, l’architecture brasse l’austro-hongrois et le modernisme sur une centaine de mètres avant d’aboutir à l’héritage ottoman. La légende ne ment pas. Les églises succèdent aux mosquées, les mosquées succèdent aux églises. Les artisans voisinnent avec les commerces, les tenues cohabitent, les apparences, les genres, les classes, les ambiances cohabitent. Le passage entre les styles s’accomplit dans une fluidité qui défie leur découpe objective : même marquée au sol, la frontière séparant les deux anciens empires, austro-hongrois et ottoman, ne se ressent pas, elle parait simplement artificielle. Ce qui me troublait aux premiers instants de ma découverte de Sarajevo — les éléments de la civilisation musulmane sortis du cadre proche-oriental que je leur connais, circulant au sein d’une nature exotique, alpine — désormais m’apaise. Le désordre des signes dans quoi j’avance, l’Orient dans l’Occident, l’Occident dans l’Orient, m’apaise ; il apaise la sensation de la montagne.

(Comme dans n’importe quelle ville d’Europe occidentale, ai-je pensé un peu plus tard, comme partout, êtres et choses cohabitent. Ce réflexe de relever « les nuances » et la « diversité » chez les autres comme si elles nous appartenaient en exclusivité, comme si nous étions surpris de les retrouver ailleurs, dans une société dont nous avions décidé qu’elle serait monolithique. Ou bien les relever avec un scrupule maniaque pour s’assurer que ce qui se dit depuis toujours sur cette ville est vrai, pour confirmer ce qui serait son cliché, le regard se tirant alors, en quelque sorte, une balle dans le pied, se limitant de lui-même à ne plus se chercher d’autres sujets. Les contrastes et la variété, les habitants de Sarajevo ne les relèvent sans doute pas, puisqu’ils ne se regardent pas en étrangers. Ils ne relèvent les nuances qui les constituent que si elles sont menacées).

La lumière s’effondre sur les toits de tuile rouge. Les boutiques ferment, les ruelles se vident. L’appel à la prière nous parvient de l’autre rive escorté par la fraîcheur. Nous sommes à la terrasse d’un petit restaurant traditionnel. La carte propose des viandes. Ismar nous commande des ćevapi. Je redoute de voir arriver par ce nom l’ersatz du kebab turc que j’ai toujours refusé de goûter, parce que lui-même n’est qu’un ersatz industriel, bourratif et douteux, du shawarma libanais, que j’ai mis un point d’honneur à ne jamais goûter. Le plat est plus sec, plus dépouillé, qu’un kebap : de fines brochettes de veau dans un pain pita assez épais, accompagné d’oignons hachés.

Nous parlons du passé de la ville, de l’abandon de la population bosniaque par les Etats européens, de la part d’islamophobie — vous savez, ce concept fumeux, liberticide, inventé de toute pièce par de puissants gauchistes collabos pour interdire la moindre critique de l’Islam en Occident — dans cet abandon. La conversation glisse sur le traitement des exilés en Allemagne et en France. Le compliment à Merkel me coûte un bras mais je loue sa décision, même impure et intéressée, d’ouvrir ses frontières aux réfugiés syriens en 2015 quand le gouvernement de Hollande et de Valls leur claquait la porte au nez. Le choix de l’hospitalité (le respect de l’obligation d’hospitalité envers ceux qui fuient la guerre) me paraît d’autant plus courageux (normal) que Merkel l’a payé cher aux élections de l’automne dernier.

— L’Alternative für Deutschland et ses idées n’ont pas attendu les Syriens pour prospérer dans le corps électoral allemand, dit Pascal à raison. Suggérer que l’AFD a remporté beaucoup de sièges au Parlement du fait de la politique d’accueil de Merkel revient à accepter son argumentaire principal, c’est mettre encore la faute aux réfugiés.

Il nous fait part, ensuite, d’un texte récent écrit pour la revue Merkur, dans lequel il démontre la parenté idéologique unissant, sur le thème de l’immigration, le sulfureux AFD à la très respectable CDU. Il y exhume notamment cette phrase confiée par Helmut Kohl à Margaret Thatcher au début des années 80, lors d’une visite officielle : « Dans les quatre prochaines années, nous allons réduire de moitié la population turque en Allemagne. Le pays n’a aucun problème avec les Portugais, les Italiens et même avec les Asiatiques du Sud-Est, parce que ces communautés sont bien intégrées, mais le Turc lui-même vient d’une culture très différente ». Nous convenons assez vite que le triomphe concomitant du libéralisme économique et des mythologies nationalistes est à mettre sur le compte de la social-démocratie européenne et des funestes coalitions centristes. Je commande une deuxième assiette de ćevapi.

Au café viennois de l’Hôtel Europe, dans un décor de majesté un peu surannée, W. G. Sebald, naturellement, arrive dans la discussion. Ismar lui consacre sa thèse ; Pascal regrette de ne l’avoir lu que maintenant, après avoir écrit son premier livre, au titre par ailleurs assez génial : Über Deutschland, über alles. Ils s’étonnent que Sebald soit peu lu en Allemagne alors qu’il bénéficie à l’étranger, singulièrement en France et aux Etats-Unis, d’une réception colossale qu’il doit en partie aux articles dithyrambiques de Susan Sontag — dont le nom, à Sarajevo, demeure associé au Godot de Beckett qu’elle a monté au théâtre de la ville durant le siège, avec des acteurs et des techniciens locaux. Ils aiment cette grande prose qui tisse avec une rare souplesse des correspondances érudites et sensibles entre les objets, les thèmes, les savoirs et les figures dans un temps transfiguré en espace, déplié en surface plane (je résume à ma sauce). Je ne peux raisonnablement contester aucune de ces qualités qui me l’ont fait tant aimé par le passé mais insiste sur la mélancolie trop uniforme, comme forcée, de sa langue et du regard qu’il porte sur toutes les matières du monde. Autant nous étions d’accord pour accabler joyeusement le centrisme européen, autant W. G. Sebald constitue ce soir un premier motif de divergence franco-allemande.

Hôtel Europe, © Oliver Rohe

Ismar nous emmène vers le pont latin près duquel fut assassiné le fameux archiduc. La rivière Miljacka coule sous nos pieds sans tumulte. Plus loin, dominant la rive gauche, se succèdent une nouvelle clinique de fertilité turque et la grande synagogue blanche de Sarajevo. Pendant que nous marchons en direction de l’Ecole des beaux-arts, je repense à une scène, un échange bref, survenu cet après-midi avec Ismar. Nous étions rue Ferhadija, devant la Cathédrale du Cœur-de-Jésus. Une pancarte en noir et blanc annonce une exposition de photographies sur le massacre de Srebrenica à la Galerie 11/07/95. Je dis que j’aimerais visiter le musée demain. Ismar me répond que lui ne viendra pas. Son refus net, si légitime et compréhensible, me révèle soudain cette part d’indécence enfouie, avide de tragédies historiques, que je devais trimballer — que chaque touriste trimballe peut-être — depuis mon arrivée en Bosnie. Je suis d’autant plus surpris de ma rapacité spontanée, embarrassé, qu’il m’arrive souvent de la dénoncer chez ceux qui s’empressent d’aller visiter le camp de Chatila au sud de Beyrouth.

Collection du musée d’Ars Aevi. De toutes les œuvres visibles données en solidarité par des artistes majeurs (Nan Goldin, Irwin, Beuys, Kapoor, Abramović, etc.) à la population assiégée de Sarajevo, celle de Stephan Balkenhol me plaît le plus. Je regarde longuement cet homme en réduction sculpté dans des vêtements ordinaires, à l’arrêt dans une posture un peu affaissée, inoffensive, qui ne prétend à rien. Sa présence est si nue, si impersonnelle qu’elle est habitée d’une vie irréfutable. Adjacent au musée, dont je sors dans une lumière éclatante, surgit l’immense vaisseau sombre de Skenderjia. Dans l’enceinte couverte de ce complexe sportif en béton ont eu lieu des épreuves des J.O de 1984, dans ses sous-sols se tient encore le salon du livre annuel. Mais cette merveille éreintée semble promise à un douloureux destin sebaldien, c’est-à-dire, hélas, à une destruction probable.

Pause déjeuner. Les bureks ne sont pas vendus à la pièce mais au poids. Je prends les fourrés au fromage et à la pomme de terre, avec quelques tranches de tomates pour la couleur. Je regrette en les mangeant, succulents, de ne pas pouvoir revenir en manger le lendemain.

Nous traversons le pont où sont tombées les deux premières victimes de la guerre de Bosnie. Deux femmes, deux amies, l’une serbe de Sarajevo, Olga Sučić, l’autre musulmane de Dubrovnik, Suada Dilberović. Une plaque leur rend hommage à toutes les deux mais la mémoire collective, nous dit Ismar, le sentiment au lieu de l’Histoire, ne retient aujourd’hui que le nom de la deuxième. Ce pont est celui de Suada Dilberović. Derrière nous se découpe, pour remonter jusqu’au milieu de la colline, le quartier autrefois sous contrôle des forces serbes ; la ligne de front se trouvait là, dans ce périmètre restreint, en atteste l’immeuble au revêtement gris, en face, le plus ravagé de ceux que j’ai aperçus depuis hier. En chemin je demande à Ismar ce que sont devenus les anciens seigneurs de la guerre, s’ils sont assimilés au champ politique actuel, s’ils sont élevés au rang de héros intouchables ou au contraire considérés comme des pestiférés ou des témoins encombrants. La plupart sont morts, me répond-il, au combat ou dans des règlements de compte ; les autres après la levée du siège, courant des années 2000. L’allée verte, fleurie, qui nous conduit au café Tito surplombe la rivière. Nous croisons des joggeurs, des couples, des mères avec leurs landaus, des hommes en costume-cravate. Je m’abstiens de poser la question de tous les autres, pas les chefs, les gradés, les responsables, simplement ceux qui ont pris les armes, tués peut-être, pour se défendre : comment sont-ils revenus à la vie normale. Des immeubles et des bâtisses en ruine, à l’abandon, jalonnent quelquefois notre trajet retour vers le centre. Je les prends tous en photo.

© Oliver Rohe

Sur le toit du centre BBI, avec Nicolas Moll et Florian Haderer qui doivent animer la rencontre à l’Atelier Figure. Nous précisons ensemble les thèmes à aborder ce soir, les temps de lecture impartis, la gestion des interprètes, la participation du public. Le soleil s’étend sur la terrasse à mesure que nous discutons, il déborde la tonnelle, brûle le profil et le bras gauche de Nicolas. Mon dessert à la crème n’a plus du tout la même tronche ; c’est le moment de partir. Je cherche à travers la paroi transparente de l’ascenseur, la sculpture de Nermine, dođi! au pied du jardin. Elle est cachée par les arbres. Des jeunes montent à l’arrêt du troisième étage, l’espace se restreint, la vieille dame qui était là en premier semble se plaindre, elle échange avec l’un des jeunes. Aussitôt dehors, à l’écart, Ismar nous traduit leur dialogue :

La grand-mère : On ne serait pas un peu trop nombreux là ?

Le jeune : Non, grand-mère, on va tous pouvoir entrer.

La grand-mère : J’ai survécu à la guerre, j’ai été blessée, j’ai peur des lieux fermés.

Le jeune : Dieu nous protègera tous grand-mère, ne vous inquiétez pas.

La grand-mère : Dieu n’existe pas. S’il existait, il n’y aurait pas eu la guerre.

Le jeune : Voilà pourquoi vous êtes blessée grand-mère.

Le jeune : Voyez, grand-mère, Dieu existe, vous êtes arrivée saine et sauve.

La grand-mère : Dieu n’existe pas, il n’y a que des barbes.

Repos à l’hôtel. Je me souviens qu’à l’époque de son déclenchement la guerre en ex-Yougoslavie recevait souvent des médias, des commentaires plus ou moins savants, des discours politiques, le qualificatif de libanisation des Balkans. L’expression désignait tout à la fois l’effondrement des structures de l’Etat, l’extrême fragmentation des territoires, le fratricide, la multiplication des bandes armées, une sauvagerie inédite dans le massacre — la sauvagerie, le retour de l’archaïque, de la brutalité héréditaire, autant de phénomènes étrangers aux méthodes occidentales, cliniques et sophistiquées, de faire la guerre. Dix ans plus tard, lorsque l’armée américaine a envahi l’Irak et que le pays s’est entièrement disloqué, le discours médiatique, l’expertise, ont parlé de balkanisation de l’Irak, de façon à minorer, par la même occasion, le rôle de l’occupation américaine ou des puissances voisines dans l’entretien de la guerre civile, de rabattre la dite balkanisation sur l’instinct profond des irakiens sunnites et chiites, qui n’espéraient bien sûr que la chute de Saddam Hussein pour enfin s’entretuer. Huit ans plus tard, après que le soulèvement a été réprimé dans le sang, que le pays a été divisé, ouvert aux appétits régionaux et aux interventions internationales, il a été dit que la Syrie était en voie d’irakisation. Cette sorte de migration sémantique du Liban vers la Syrie en passant par la Yougoslavie et l’Irak sert le discours général de la guerre civile — les communautés s’opposent naturellement entre elles et n’aspirent qu’à s’exterminer, d’où la nécessité absolue de la police — au détriment des analyses historiques spécifiques, par quoi s’éclairent les causes, les conduites et les déroulements toujours singuliers de chacun de ces conflits. Le fratricide, si fratricide il y a, ne procède d’aucune abstraction, d’aucune nature que ce soit, il trouve toujours son origine dans des ambitions et des stratégies politiques précises. Il se construit. Mais en dépit de ses tares conceptuelles et des usages douteux qu’il permet, le discours de la guerre civile n’a pas tort sur un point : cette forme de violence armée, jaillie des centres urbains et dirigée en priorité contre les populations civiles, unit des villes éloignées, dissemblables, dans un même paysage de ruines, exhibant des souffrances similaires, des blessures et des mutilations communes (les images des rues de Sarajevo au lendemain du siège ressemblent à celles d’une ville syrienne d’aujourd’hui, qui ressemblent à celles d’une ville irakienne hier, etc.). La question que je me suis posée au moment où nous avions aperçu hier les deux tours de verre, assez immondes, tout juste achevées après le carrefour du Holiday Inn, sur le trajet de l’aéroport vers l’hôtel, que je me pose à nouveau depuis que j’ai quitté le centre BBI, la question, donc, serait la suivante : existe-il des façons semblables de se relever, quelque chose comme des figures immobilières obligées, des plis urbains inhérents au redressement ? Ces villes partagent-elles un même paysage d’après-guerre ? De ce que j’ai vu à ce jour, Sarajevo sauvegarde beaucoup de son patrimoine urbain austro-hongrois, ottoman et socialiste, même s’il est attaqué — blessé, mutilé — par ces quelques centres et tours monstrueux que chaque ville convalescente, dans sa hâte de se racheter, de retaper ce qu’elle croit être son retard, s’enorgueillit de construire.

Ce sont les monarchies du Golfe qui investissent le plus dans la pierre en Bosnie. Leurs ressortissants de la classe moyenne, dont j’avais croisé quelques-uns à l’aéroport, sont nombreux à passer des vacances ou le mois du jeûne dans le pays en raison de son climat, de ses paysages montagneux, pour ses prix abordables, sa nourriture et ses lieux de prière (certains construits par leurs soins et selon des normes esthétiques qui, de fait, n’ont pas beaucoup à voir avec le style bosniaque). Et parce qu’il n’est plus possible pour eux d’aller dans leurs lieux de villégiature habituels en Syrie et surtout au Liban. Si le centre de Sarajevo est assez préservé, pour l’heure du moins, ce ne sera bientôt plus le cas des environs et de l’arrière-pays, où les entreprises de la péninsule arabique construisent, sur des milliers d’hectares, de vastes projets immobiliers — des résidences et des villages entiers — réservés à ceux qui peuvent se les permettre, à savoir les ressortissants du Golfe.

De ce qui avait été prévu trois heures plus tôt à la terrasse du BBI, rien ou presque n’est tenu, signe que les choses se passent bien. La parole circule entre nous sur scène sans pertes ni ralentissements majeurs ; de temps à autres des personnes du public nous interrompent pour nous poser des questions et contester nos propos, à ma grande satisfaction. Je mesure pendant la rencontre, pas après, la chance de participer à cet échange, multiplié dans de si nombreuses langues, dans cette ville si particulière. Je regrette seulement de ne pas avoir lu le livre de Pascal, faute de savoir l’allemand. A l’invitation de Florian, il revient sur le texte qu’il a consacré à l’AFD et à la CDU d’Helmut Kohl. La phrase de celui-ci sur les Turcs continue de me sidérer par sa violence et sa bêtise indémodables. J’apprends grâce à Pascal qu’à la même époque, en 1983, une parole contraire s’était élevée face au racisme anti-turc répandu dans la société allemande, celle de Lothar Matthäus qui avait publiquement pris la défense des immigrés ; la torgnole que lui avait assénée le musculeux Lizarazu au Bayern des années plus tard, pour je ne sais quel motif, me paraît d’un coup moins sympathique

Simone Ginzburg vit à Sarajevo depuis quinze ans et travaille pour le Haut conseil judiciaire de Bosnie-Herzégovine. On se rejoint près du bar. Il est vif et drôle. Je l’interroge sur le retour des déplacés, conscient du temps limité et du cadre passablement mondain où nous sommes ; lui demande si ceux qui avaient perdu leurs biens ou en étaient expulsés les ont regagnés depuis ; si l’après-guerre avait entériné les démographies imposées par le conflit — si l’après-guerre, me dis-je aujourd’hui, a récompensé l’entreprise guerrière. Il y a eu des choses de faites, indéniablement, on a enregistré un mouvement de retour réel (je restitue de mémoire), mais le problème est loin d’être réglé. A cause de la complexité institutionnelle qui empêche la prise et l’application des décisions (Il y a seize ministres de la justice !). Certains ne rentrent que pour vendre leurs biens et repartir. Il manque des logements pour accueillir ceux qui reviennent ou ceux dont le logement a été détruit. Les serbes de Sarajevo sont majoritairement à East Sarajevo, dans la Republika Srpska, où ils avaient emménagé du temps de la guerre. Nicolas Moll, quelques minutes avant la rencontre, avait formulé des conclusions comparables à propos des politiques de mémoire. Des tentatives ont eu lieu, m’avait-il expliqué, après la guerre et au milieu des années 2000, pour établir des procédures inspirées de la commission sud-africaine Vérité et Réconciliation ; toutes ont cependant échoué, soit que leur conception manquait de bon sens (les associations de victimes n’étaient pas invitées !), soit qu’elles étaient entravées, entre autres, par les structures de pouvoir et les tendances nationalistes encore à l’œuvre au sein de chaque camp. Nombre de Serbes par exemple, s’ils reconnaissent les massacres de Srebrenica, refusent toujours d’endosser le terme de génocide. Parmi les bosniaques, beaucoup répugnent à reconnaître les crimes et les atrocités dont ils se sont rendus coupables afin de ne pas nourrir les discours de victimisation et de relativisation auxquelles se prêtent les Serbes de Bosnie.

Echange bref avec Ismar et Pascal sur le balcon. La montagne derrière eux est dans l’obscurité.

Je sais que ces quelques jours ne m’offrent qu’un fragment superficiel de Sarajevo et que je n’aurais sans doute pas l’occasion ni le temps de me mêler à ses habitants, mais ce serait une facilité rhétorique de tirer des limites propres à un tel séjour une impossibilité de penser (d’essayer, d’échouer) le peu de ce qui nous est donné à voir et à entendre. Aucun séjour, en somme, n’est assez long.

Les vendeurs de burek sont fermés. Je presse le pas dans la fraîcheur, rate la perpendiculaire de l’hôtel, reviens en arrière. La calligraphie arabe, dorée, du logo d’Al-Jazeera apposé sur la façade du centre BBI scintille sous les toits du bâtiment principal. Davantage qu’à une goutte d’eau, il fait penser, la nuit, à une flamme.

Mémorial de Vraca, sur le mont Trebević. De cette perspective seulement la montagne cesse de dominer. Le site inauguré en 1981, en hommage aux partisans, ne domine pas non plus le visiteur : il se déploie comme un parcours en pente douce, presque à l’horizontale. La pierre blanche est délabrée, des herbes folles poussent dans les fissures au sol, entre les marches, dans les murs.

Mémorial de Vraca, © Pascal Richmann

Les forces serbes ont tout saccagé en se retirant ; d’ailleurs la frontière de la Republika Srpska passe par ici, nous montre Nicolas, juste derrière nous. A peine a-t-il ramené son bras gauche près du corps et terminé sa phrase que je remarque vingt mètres plus bas, sous un arbre, un jeune couple en train de danser une valse (sans mentir), apportant la preuve de ce qu’avançait Ismar dans le taxi : que le parc est un lieu de rancards amoureux. Sur la dalle du niveau suivant, il y a un anneau de marbre anthracite où sont inscrits les noms de quelques partisans illustres, parmi lesquels Walter. Nicolas nous rapporte une scène d’un film patriotique yougoslave, Walter défend Sarajevo, où il est dit de Walter, que les nazis ne parvenaient pas à attraper ni même à identifier, qu’il était le peuple de Sarajevo. La forteresse émerge quelques marches plus haut. Les grilles ce matin sont fermées. J’essaye de fouiller la cour intérieure entre les barreaux. Il ne reste plus qu’une poignée des lettres autrefois incrustées aux murs et recensant les noms de chacune des 9091 victimes civiles de la 2e Guerre mondiale. Le temps, le siège, l’abandon les ont peu à peu arrachés à la pierre pour les disperser dans le parc et dans la ville. Rarement l’émotion me vient devant les monuments aux morts, ici je l’éprouve, parce que les morts eux-mêmes l’ont déserté.

Dressée sur un socle parmi les conifères, la sculpture d’une femme au poing levé. Il lui manque l’autre bras. La tête est un peu rejetée en arrière. J’interprète (Pascal aussi me semble-t-il) le geste de la main comme un geste iconique d’appel à la résistance, de refus du fascisme. Nicolas me corrige aussitôt : le deuxième bras a été scié une nuit par des vandales ; il a été retrouvé par hasard, des mois ou des années plus tard, dans un appartement privé lors d’une descente de police. Il est à présent exposé, loin de sa propriétaire, au Musée d’Histoire de Sarajevo.

Le paysage de toits rouges et d’arbres en fleurs où nous marchons pourrait rappeler un bled de Suisse ou d’Autriche, n’étaient les traces de tirs, discrètes, sur les murs de quelques maisons. Nous allons vers le vieux cimetière Juif, le plus grand d’Europe après celui de Prague. Nicolas me raconte que les Juifs restés pendant la guerre, parce qu’ils n’en étaient pas partie prenante, ont joué un rôle important dans le maintien des liens entre les communautés. Ils sont venus en aide, par leur association humanitaire, aux habitants de toutes les ethnies. De la même façon, ils ont beaucoup œuvré, me dit-il, en faveur des politiques de mémoire et de réconciliation.

C’est une vaste pelouse sauvage au milieu de laquelle s’élève un arbre monumental au feuillage gris clair. Disséminées sur toute l’étendue verte en contrebas, comme sorties de terre à la faveur d’un accident géologique ou arrêtées là, en désordre, au terme d’une longue chute du sommet des alpes, des sortes de petits monolithes blancs, quelques-uns colonisés par la mousse, couchés sur l’herbe. Ces pierres tombales séfarades sont probablement inspirées des tombes chrétiennes bogomiles du XIIIe siècle. L’impression extraordinaire qu’elles me font se renforce lorsque je les observe en contre-plongée. Il faut se tenir dans ce sens, dos à la route et face à la montagne, pour être en situation de remarquer les inscriptions judéo-espagnoles sur la pierre, sans que l’on sache pourquoi les unes sont aussi bien conservées quand les autres sont passées. Je parle des premières, de celles qui remontent à la fondation du cimetière, au début du XVIIe siècle. Les stèles affichent une géométrie et des matériaux plus familiers si on descend vers l’entrée principale, vers la route. Les inscriptions ajoutent l’alphabet latin à l’hébreu. Cette partie plus basse et plus récente, aménagée après l’installation des Juifs Ashkénazes à Sarajevo, accueille un peu à l’écart un Monument de l’Holocauste, dont l’un des côtés est troué par une balle qui date du siège — les forces serbes ayant pris position ici afin de tirer sur la ville.

Les bosniaques contestent, selon Nicolas, le mot de guerre civile imposé par le discours nationaliste serbe pour lui préférer celui de guerre d’agression, de la part de la Serbie et de la Croatie, contre la Bosnie. Sarajevo n’a pas sombré du jour au lendemain dans la folie fratricide, elle a subi l’offensive militaire de puissances voisines qui s’acharnaient à anéantir sa citoyenneté multiethnique.

Retour à pied de Trebevic. Déjeuner dehors, au restaurant du club d’échec. Un morceau de veau cuit avec des pommes de terre dans une marmite traditionnelle. Sauce à la tomate. Pas de dessert. Nicolas me montre dans un beau-livre des photographies du Mémorial de Vraca avant la disparition des noms scellés aux murs. Sortis de table, il nous conduit au marché couvert, peu achalandé à cette heure, où des civils avaient été pilonnés par les forces serbes en 1994 et 1995. Les noms des victimes des massacres sont écrits sur une grande dalle de verre (ou de plastique ?) au-dessus d’un fond rouge. Il manque des carreaux à trois endroits de la surface mais le vide est peut-être d’origine, dans l’œuvre. Les dates du double massacre « commis par l’agresseur serbe » sont taillées sur une plaque de marbre à l’extérieur.

Les rues piétonnes sont denses mais peu bruyantes, il y a du monde partout en terrasse, les vêtements sont légers. Je demande à Ismar son avis sur ces impacts d’obus parsemés dans la ville, tous nimbés d’une constellation de petits trous repeints en rouge, que les habitants nomment les Roses de Sarajevo. Il me répond avec sa douceur habituelle : qu’en faire d’autre que de la beauté ?

Dans le square de la Libération, les parties d’échec se jouent avec des pièces énormes, sur un échiquier tracé au sol. Les joueurs s’affrontent debout, entourés d’un public d’habitués — une armée de war consiglieri — qui réfléchit avec eux aux stratégies et commente leurs coups. De duel, les échecs sont détournés en sport collectif.

Un trajet de dix minutes dans la cabine du téléphérique nous dépose au faîte de la montagne, qu’enfin nous dominons. Je n’ai pas le vertige. Des familles se baladent sur les parcours, prennent des photos de la ville, occupent les aires de repos. Par je ne sais quel biais il est question de Heiner Müller. J’avoue un faible pour le théâtre, les récits, les essais, pour les poèmes et le volume d’autobiographie. Nous nous étonnons ensemble qu’il soit un peu passé de mode en Allemagne, comme s’il payait à titre posthume le choix de ne pas avoir quitté la RDA de son vivant. Je mentionne ses entretiens avec Alexander Kluge qu’il semble un peu surclasser par son agilité intellectuelle — il est vrai parfois un peu facile. Pascal m’informe que Kluge est l’auteur d’un court texte de présentation (un blurb) sur la 4e de couverture de son premier livre. Je mets ma boulette directement sur le compte de la social-démocratie européenne.

Restaurant en pleine forêt. Terrasse immense, clientèle plutôt bourgeoise. Le soleil est dans la gueule. Sebald s’est encore invité à table, de sorte que j’en ai encore réprouvé la mélancolie. Je me rends compte seulement ici, à Sarajevo où je ne cesse de repousser l’image tentaculaire de Beyrouth, que cette mélancolie si violemment décriée chez Sebald ces dernières heures, ces dernières années, n’est que le signe, le masque, de la mienne.

Des abrutis dans un 4×4 noir passent tout près de nous sur la route étroite. Nous continuons. Un virage de la piste de bobsleigh apparaît là-bas dans les arbres. Le béton faramineux qui nous entoure est revêtu de graffitis, il serpente et se perd dans les bois. Ce n’est que la parcelle d’un site que, faute de temps, nous ne verrons pas, un site de plusieurs hectares, comprenant plusieurs genres de bâtiments et de structures qui ont servi durant la compétition olympique comme pendant la guerre.

Retour silencieux en téléphérique. Quand nous survolons lentement, dans la lumière atténuée, les premières maisons nichées sur la colline, Ismar nous parle des résidents de ces quartiers en hauteur, condamnés, presque chaque jour, à descendre sous les tirs de snipers vers les fontaines du centre pour s’approvisionner en eau. Et de remonter chez eux, par le même chemin, les bras chargés de jerricans. Il nous parle de l’écrivain Miljenko Jergović, dont je ne connaissais pas l’œuvre, qui a décrit dans ses nouvelles la vie quotidienne pendant les mois du siège, la quantité de situations et de comportements qui nous paraîtraient insensés aujourd’hui mais que les habitants, eux, trouvaient alors normaux, ordinaires. Sans doute est-ce dans des écrits comme ceux-là, me dis-je spontanément, que l’on doit rencontrer le plus de justesse — le moins de romantisme — dans la peinture du phénomène guerrier à Sarajevo.
Dîner tous les trois dans un restaurant familial du centre. Des lamelles de viande de bœuf cuites aux oignons. Sauce à je ne sais quoi, mais délicieuse. Les légumes grillés en accompagnement ne sont pas une spécialité de la maison. Les pommes rissolées si. Au-dessus de l’épaule de Pascal, sur une étagère à droite, trône un grand cahier en cuir bleu. La couverture porte un titre décliné en plusieurs langues, dont la française : Livre des plaintes. Pas une seule fois de la soirée nous n’avons évoqué W. G. Sebald.

Je ratisse le matin, avant l’arrivée du taxi, les rayons de la librairie Buybook, près de l’hôtel. J’y trouve ma lecture pour l’avion du retour : The fixer de Joe Sacco.

Des vidéos tournent en boucle dans une salle du Musée du Tunnel. Les images du siège et de la traversée sous terre m’ébranlent ici comme jamais auparavant. Bien plus qu’à l’époque de leur diffusion dans les journaux télévisés ou que ces dernières semaines, quand j’en ai consultées en préparation de ce voyage.

Mais je n’ai strictement rien éprouvé, sinon un doute désagréable, au moment de franchir les dix mètres de la galerie souterraine reconstituée d’après un original aujourd’hui détruit. Passé mon agacement, passée la tirade intérieure contre l’Histoire-réduite-à-une-attraction-touristique, je prends conscience que ce lieu ne cherche nullement à fournir au touriste un aperçu, par définition impossible, de ce qu’était l’expérience de la traversée. Il n’est là, le simulacre du tunnel, que pour survivre à son existence ensevelie, que pour célébrer la ruse et le courage de ceux qui l’ont creusé et emprunté, le peuple de Sarajevo.

Musée du Tunnel, © Oliver Rohe

Pascal et Ismar discutent dans la cour en allemand. L’abandonnent volontiers pour l’anglais, comme ils l’ont toujours fait en ma présence. Je crois comprendre qu’Ismar redoutait de ne pas être en mesure de départager les souvenirs qui lui sont propres de ceux qu’il a reçus de ses parents depuis l’enfance. Il raconte — mais je crains qu’ici mon anglais soit coupable d’approximations — les trajets que faisait sa mère dans l’obscurité de Mostar détruite. Evoque la peur du danger qui, à tout moment, pouvait sourdre des ruines.

Plus tôt dans le taxi, vers le Musée du Tunnel. Après que nous avons dépassé le village olympique, aux façades roses, le véhicule s’arrête sur le bas-côté. La chauffeuse ouvre la portière, démonte le signe lumineux sur le toit et le couche sur ses cuisses.

–   Pourquoi l’avez-vous retiré ?

–   Parce que nous allons bientôt quitter Sarajevo pour entrer dans la Republika Srpska.

Ce que je désire entendre le plus, à cet instant, c’est que son geste soit commandé par des nécessités politiques ; c’est d’apprendre qu’en tant que taxi bosniaque, elle n’est pas autorisée à travailler en territoire serbe. Elle répond à Ismar que le signe lumineux — sa licence professionnelle — n’est valable que dans les limites administratives de Sarajevo. Elle doit le retirer chaque fois qu’elle circule dans une commune extérieure à la ville, une commune serbe ou bosniaque, c’est indifférent, c’est sans importance.

Pascal Richmann

Pascal Richmann

Les noms de Sarajevo
OK, tout d’abord il est arrivé quelque chose qui ne m’était encore jamais arrivé. Dans le terminal 2 de l’aéroport Franz-Josef-Strauß, je suis en train de googler des citations de son patron, lorsque les haut-parleurs au-dessus de ma tête se mettent à grésiller, Mr. Richmann, dit une voix de femme en anglais, merci de vous présenter au comptoir numéro tant et tant, et hop, plus vite que ça, et elle fait une blague que ma frayeur me fait oublier aussitôt, mais qui pousse les voyageurs à destination de Rimini debout, couchés ou en train de faire la roue à côté de moi, à entonner un blues sur leurs flûtes de mousseux.

Suis-je d’accord pour être assis à côté de l’issue de secours ? me demande la dame de la Lufthansa. Il faudrait en effet que j’ouvre l’issue de mes propres mains, en cas de nécessité, est-ce que je m’en sens capable ? ajoute-t-elle, mais j’ai déjà commencé à acquiescer, alors même qu’une situation d’urgence ne serait évidemment pas OK pour moi, mais j’en sais assez sur les voyages en avion pour savoir qu’il ne faut pas conforter les gens dans leur peur paranoïaque d’un crash en leur avouant la sienne, je ne dis donc rien et monte dans l’avion le premier.

En 2009, – ma femme et moi passons notre lune de miel en Ex-Yougoslavie – nous prenons un train pour Sarajevo, nous sommes Mr et Mrs Marienfeld. Dans mon souvenir, la gare, avec ses hauts murs de pierre qui bordent les voies, ne fait plus qu’une avec la ville de naissance d’Engels, Wuppertal, où, plusieurs semaines avant notre départ, nous avons appris la mort de Michael Jackson.

À l’aéroport de Sarajevo, je suis accueilli par Ismar, qui a pensé et organisé notre voyage, et son ami Jasko, qui porte un badge professionnel autour du cou et me propose de laisser mes bagages dans son bureau, ce que je refuse poliment car je n’ai qu’un sac à dos léger que je porte sur une épaule depuis le contrôle des passeports. Des nuages sombres, bas, cachent le ciel autour de nous, sur les collines, le vert ondule comme des algues.

Étant donné que lors de mon dernier vol pour l’Allemagne, en décembre 2017, j’ai tenté de rapporter un Christmas pudding en contrebande dans mon sac à dos, un fonctionnaire feuillette page par page les livres que j’ai terminé de lire. Lorsqu’il a fini d’examiner l’édition des œuvres complètes de Sebald qu’un brocanteur de Portobello Road m’a cédée pour me chasser de sa boutique, le fonctionnaire attrape Der Engel schwieg, lit le titre avec un accent anglais et me demande si c’est un texte sur le communisme.

Nous avons soif, nous nous promenons dans Dobrinja, ce quartier mitoyen de la piste d’atterrissage, dont Ismar me dit qu’il attire de plus en plus de jeunes familles – et nous voilà assis dans un de ces cafés papier-maché-philes, aux murs pastels, pour attendre l’arrivée d’Oliver autour d’une limonade ; autour de nous, des collégiennes, des mamans, des ouvriers en déplacement.

Dobrinja, © Pascal Richmann

Je touille bientôt ma deuxième limonade et, oubliant un instant cette bonne vieille politesse, je pose à Ismar la question de son nom – car ce sont les noms qui m’intéressent. Le temps d’une Drina, nous nous réjouissons de l’inventivité du socialisme, qui a aggloméré les prénoms Ismet et Marija. Comme je ne connais évidemment pas grand-chose à tout ça, et que même si c’était le cas, ça ne changerait rien au fait que mon discours reste souvent pure présomption, nous passons, comme on dit, du bois particulier au bâton général, et en arrivons à parler de la RDA et de sa loi sur l’interruption de grossesse – réaction en période de grand changement, me dis-je, on dit bien trop rarement sans référence mystificatrice que tout n’était pas si mal, affirmation qui ne fera pas pour autant sortir Eva H. de sa cuisine, les autoroutes et les droits des femmes étant deux choses complètement différentes (et la place du fer à cheval, même en tant que théorie politique, sous le galop des chevaux), même si les Trucker Babes du reality-show du même nom ne sont pas de cet avis –, nous parlons donc de jours fériés, de cigarettes, de cônes de pins, du Palais de la République et de la Skenderija, un centre culturel construit sous Tito dont Ismar dit que la ville veut probablement le démolir.

Skenderija, © Pascal Richmann

Sur la banquette arrière du taxi, Oliver et moi voyons défiler le village olympique, blocs rose pâle de six étages, rénovés, où en 1984, pour la première fois, les athlètes n’étaient pas répartis par sexes, puis la mosquée Fahd ben Abdelaziz, du nom du roi saoudien, qui, tant que celle de Tirana sera en construction, est toujours la plus grande des Balkans. Le chauffeur de taxi s’engage dans Zmaja od Bosne et longe le fleuve jusqu’à ce que les tours jumelles et le Parlement apparaissent derrière le pare-brise. Toutes les photos et les vidéos de leurs prédécesseurs en feu ou incendiés imprimées et diffusées depuis 1992, me dis-je, sont des modèles sans lesquels, neuf ans plus tard, la constitution d’une empathie collective en temps réel n’aurait guère fonctionné, faute d’essais médiatiques préalables. Ce maintenant permanent, cette décennie de la simultanéité, a commencé pendant les 1425 jours de Sarajevo et s’est terminée le 11 septembre, me dis-je encore, tandis que l’ancien Holiday Inn, aujourd’hui Hôtel Holiday, se faufile dans l’image – et je me sens pris sur le fait : les traces du siège sont toujours la manière la plus commode de lire cette ville, or je ne voulais pas en parler, ni de la guerre, à part peut-être pour dire que le jour de mes huit ans, 37 personnes sont mortes sur le marché de Sarajevo, tuées par une grenade de mortier.

Une fois enregistrés à l’hôtel, nous faisons le tour du pâté de maisons, café ici, marks convertibles là, avant de passer chez Slaviša ; c’est dans son appartement, en face du parc Mali, qu’aura lieu la lecture. L’atmosphère est chaleureuse, il y a des tapis et des objets en fer forgé partout, et sur les murs nus, des photos de ses amis poètes morts. Slaviša nous offre – comment aurait-il pu en être autrement – une eau de vie, et mon verre à la main, j’admire la vue, jusqu’aux montagnes, au sud-ouest de la ville. Certains sommets sont encore enneigés. À l’est, les cabines du funiculaire réouvert il y a douze jours grimpent le Trebevi. Sur Maršala Tita, les voitures avancent lentement mais sûrement, c’est l’heure de rentrer à la maison, et les conducteur.trices, vitres ouvertes, fredonnent l’hymne du même nom. Puis : le feu éternel des partisans à l’entrée de la zone piétonne austro-hongroise, le suppléant Wojtyła devant la cathédrale du Cœur-de-Jésus, le passage vers la vieille ville ottomane, la mosquée Begova, qui fut la plus grande du pays pendant cinq cents ans, enfin la Baščaršija, son cœur.

En 2009,  ma femme et moi logeons dans une chambre au-dessus de la Baščaršija. Ismet, notre hôte, nous parle de Gütersloh, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, des formalités de séjour, de la fuite, nous parle, alors que nous sommes assis dans son jardin et buvons du lait de chèvre en Tetra Pak, de l’équipe de football de la ville, avec qui il a joué en ligue régionale, nous parle, la simultanéité dans le regard, d’Edin Džeko, parti pour Wolsfburg il y a deux ans pour y devenir l’un des meilleurs attaquants d’Europe, nous raconte que Džeko, né en 86, a appris à jouer au football ici. Un après-midi, alors qu’il jouait dehors, sa mère l’avait appelé dans la maison, et là où il se tenait quelques secondes plus tôt, les autres enfants avaient été déchiquetés par une grenade. Ismet se lève, quitte la terrasse et l’ombre portée de sa maison, fait quelques pas dans l’herbe, désigne un buisson où poussent des concombres, là aussi, il y en a une qui a explosé, dit-il, il fait deux, trois pas dans le soleil de midi, cligne des yeux, montre les tomates, les poivrons, puis revient, se rassied dans sa chaise de jardin, ouvre une canette de coca.

Pourquoi, nous demandons-nous, Oliver, Ismar et moi, en mangeant des ćevapi dans la vieille ville, l’Allemagne les a-t-elle affublés d’un diminutif ? Pourquoi les noms des plats sont-ils également écrits en arabe ? (les réponses, je le sais au moment où j’écris ce texte, ont dans les deux cas un lien avec les faubourgs de Palma de Majorque), puis nous allons à l’hôtel Astra pour trouver quelque chose de sucré, un dessert, par exemple, et nous parlons de littérature – car c’est la littérature qui nous intéresse. Nous en arrivons bientôt à parler de Sebald, un auteur que nous aimons tous les trois, ou, dans le cas d’Oliver, que nous avons aimé un jour. Ismar nous parle de son mémoire en cours : Espace et intertextualité dans Les Anneaux de Saturne de W.G. Sebald, et Oliver nous fait part de son impression : selon lui, Sebald a rayé de sa prose tout ce qui était drôle ou érotique, tout ce qui ne lui semblait pas assez mélancolique. Ismar objecte qu’il y a de la drôlerie dans ses textes, il pense justement au passage sur les harengs, terriblement drôle, dit Ismar : Sebald écrit des pages et des pages sur les harengs et leur surabondance, qui, comme chacun sait, et il cite Sebald, a laissé la pêche au hareng dans une situation catastrophique, malgré, non ! à cause même de cette surabondance au large des côtes européennes, car un pêcheur ne peut pas vivre seulement de poisson, dit Ismar, c’est d’ailleurs pourquoi deux scientifiques anglais au nom étrangement prédestiné à leurs recherches, Herrington et Lightbown, ont essayé d’utiliser le corps mort du hareng qui, il cite une nouvelle fois, devient luminescent lorsqu’il est exposé à l’air, dans le cadre de projets visant à l’illumination totale de nos villes – et comme si ce n’était pas encore assez drôle, ajoute Ismar, Sebald introduit dans le texte le dessin d’un poisson qui peut être n’importe quel poisson, mais certainement pas un hareng, que les pages précédentes ont décrit en long, en large et en travers. « En réalité, nous ne savons rien des sentiments du hareng », lance Oliver, cette phrase inscrite au-dessus du dessin, et nous rions des avantages indéniables d’un passé fictif, et nous réjouissons de cette plaisanterie rare, décrochement dérisoire dans l’inexorable refoulement de l’obscurité.

Une fois arrivés à Sebald, Oliver, Ismar et moi nous enfonçons plus avant dans Les Anneaux en empruntant le pont latin : « Une section particulière du volume était consacrée aux conditions chaotiques régnant dans les Balkans, une région du monde à l’époque plus éloignée de l’Angleterre que Lahore ou Omdurman. Page après page défilaient des photographies (…), des clichés de groupes ou de personnes isolées cherchant à éviter le théâtre de la guerre, comme cela s’appelle, avançant à bord de chars à bœufs sur des routes poussiéreuses, dans la chaleur de l’été, ou à pied à travers des congères, tenant par la bride un petit cheval déjà à moitié mort d’épuisement. En exergue à cette chronique du malheur, on trouvait évidemment le coup de feu mondialement célèbre de Sarajevo. Princip Lights the Fuse! lit-on au-dessus de la photo. La scène se passe le 28 juin 1914, par une journée ensoleillée, à dix heures quarante-cinq » – et comme il est également dix heures quarante-cinq, mais du soir, nous nous serrons la main et nous disons bonne nuit.

Le voilà enfin, le soleil, le lendemain matin, lorsque je bois un jutarnja kafa dans un bar à côté de notre hôtel ; faute d’iPhone, en train de se recharger dans ma chambre, et de signes clairs (servi uniquement entre huit et dix heures, ce qui, OK, n’est pas tout à fait vrai, puisque j’ai cinq minutes de retard), je m’attends à du café filtre, jusqu’à ce qu’il arrive et que je me rende compte que le kafa est en réalité un expresso !, bien serré, avec une crema qui n’a rien à voir avec celle qui sort des machines à café automatiques allemandes ; mašallah, un expresso tout simple, nom qu’Ismar me traduit immédiatement comme café du matin, ce qui veut principalement dire que j’aurais dû le payer un mark cinquante et non deux.

En 2009, tout coûte un mark. L’expresso, les Drinas, que nous avons toujours au coin de la bouche, même le salami qu’un douanier, juste derrière la frontière bosniaque, identifie sans accent comme une Bratwurst, une saucisse à rôtir, coûte un mark convertible – il nous demande si nous avons autre chose, de quoi rouler des joints, en agitant son tampon dans le compartiment, et tandis que ma femme et moi, la bouche pleine, secouons la tête et que des champs moissonnés défilent devant les vitres, le douanier fouille déjà notre sac à dos, mais il n’y a rien, ni dehors, ni au milieu de nos sous-vêtements, rien d’autre que la saucisse et nos passeports, sur lesquels il finit par abattre son poing humide d’encre.

Un tourbillon de déchets s’est formé au niveau d’un seuil du fleuve, le plastique monte et descend, tandis que nous traversons le pont le plus récent, conçu par les étudiant.e.s en art comme un hommage à un skatepark. La Skenderija est effectivement le chouette endroit qu’on nous a annoncé, avec Maison de la jeunesse, Musée des beaux-arts, et une vaste place, qui fait immédiatement de moi un opposant à sa démolition, et me pousse à demander si Sarajevo se retrouve ici après le travail pour boire des bières ou des limonades, l’espace public, le plus beau bar de tous, mais Ismar m’annonce que le gouvernement vient d’interdire la consommation d’alcool dans les rues et sur les places, New York, Londres, Tokyo. Puis : les Twins de Calle, l’huile d’olive maison de Beuys, et en vidéo, en train de laver des os, Abramović – des œuvres qui ont atterri à l’Ars Aevi, musée toujours provisoire, dans le contexte d’une manifestation de solidarité au début de siège de la ville, car évidemment : The Artist is present. Susan Sontag en revanche, qui a mis en scène En attendant Godot en 1993 au Théâtre national, l’auteur bosniaque Ivan Lovrenovic lui a reproché (à elle, entre autres) de faire du tourisme de guerre : « Jamais en temps de paix il n’y a eu autant de monde venu d’un peu partout dans cette ville, tous réussissant, on ne sait comment, à entrer à Sarajevo puis à en ressortir. Ils font ce qui est refusé aux citoyens de Sarajevo. » Dans Devant la douleur des autres, Susan Sontag écrit : « Le sentiment qu’il fallait dénoncer la guerre en Bosnie s’est construit à partir du regard des journalistes (…) qui introduisirent chaque soir dans des centaines de millions de foyers, pendant plus de trois ans, des images du Sarajevo assiégé. » Ailleurs, on peut lire : « Pendant les années du siège de Sarajevo, il n’était pas rare d’entendre, au milieu des bombardements ou des tirs de sniper, un Sarajévien criant aux reporters photographes, facilement reconnaissables à l’équipement qu’ils portaient autour du cou : « Vous attendez qu’un obus éclate pour photographier des cadavres ? »» Ismar dit qu’il ignore tout d’une controverse autour de Susan Sontag, on a même donné son nom à la Place du Théâtre ; nous traversons le pont dédié à la mémoire de Suada Dilberović et Olga Sučić, jusqu’au café Tito, où, entre tanks, objets de piété et buissons en fleurs, il nous parle des dessins animés doublés, en particulier Dragon Ball Z, qui lui ont appris l’allemand – Heidi et cette vision japonaise des Alpes avec laquelle nous avons grandi.

Café Tito, © Oliver Rohe

Avant (bien avant) ou à la même époque, je suis assis à côté de ma grand-mère dans un tram qui, en parfait métro, passe sous les Archives historiques et la cathédrale, avant de redevenir simple tram en arrivant sur le Niehler Ei. J’intériorise les transports en commun, je lis les stations, les pictogrammes, les carrelages sur les murs, lorsque s’assied en face de nous, dans le sens contraire de la marche, une mère avec son fils. Le garçon, qui doit avoir mon âge, me regarde, essaie de dire quelque chose, les yeux écarquillés, peut-être qu’il a fui la Yougoslavie, me dira grand-mère dès que nous aurons quitté le tram et que je lui aurai demandé si c’est le début de la Troisième Guerre mondiale – il essaie de parler, donc, mais ne parvient pas à former les sons que ses cordes vocales hissent péniblement jusqu’à sa bouche, parce que, comme ma grand-mère m’explique maintenant, on lui a coupé la langue. Pour m’endormir ce soir-là, elle me lit quelques pages d’Étoile distante : « Un des prisonniers, un type qui s’appelait Norberto et qui était en train de devenir fou (…) essaya de grimper au grillage qui séparait la cour des hommes de celle des femmes, et se mir à crier c’est un Messerschmitt 109, un chasseur Messerschmitt de la Luftwaffe, le meilleur avion de chasse de 1940. Je le fixai, lui d’abord, puis je fixai les autres prisonniers, et tout me parut noyé dans une couleur grise transparente, comme si le Centre de La Peña disparaissait lentement dans le temps. (…) Norberto le fou, agrippé au grillage comme un singe, riait et disait que la Seconde Guerre mondiale était revenue sur Terre, ils se sont trompés, disait-il, ceux qui croyaient à la Troisième, c’est la Seconde qui revient, elle revient, elle revient. »

Après avoir rencontré Florian et Nicolas, qui vont modérer la soirée, sur le toit-terrasse du BBI Centar – un centre commercial financé à 99,97 % par la Banque islamique de développement, en face du plus grand parc de la ville – Oliver, Ismar et moi montons dans un ascenseur ; derrière ses parois vitrées, deux femmes attendent déjà : la première doit avoir soixante-dix ans, la deuxième l’âge d’être sa fille. En tailleur rose et chapeau assorti, la grand-mère, toute petite et fragile, lève vers moi un regard critique. La plus jeune tient plusieurs sacs plastique dans les mains et appuie du coude sur le dernier bouton en bas lorsque deux jeunes types se faufilent dans l’ascenseur, l’un chauve et trapu, l’autre grand et massif, ce qui amène la grand-mère, face à cette promiscuité soudaine, à demander s’il n’y a pas trop de monde dans cet ascenseur. Le petit chauve réplique qu’il n’y a pas de souci, tandis que le molosse, qui s’est placé à côté de la grand-mère, me regarde de haut ; les hiérarchies sont claires, comme si on jouait à la courte paille. La grand-mère dit qu’elle a été blessée pendant la guerre, que depuis elle est claustrophobe, et elle regarde dans le vide qui se trouve être également ma cage thoracique. Les portes se ferment. Dieu va nous protéger, dit le chauve, lorsque l’ascenseur démarre, mais la grand-mère n’a aucune envie d’entendre ce genre de conneries : Nema Boga, da ima Boga, ne bi bilo rata – Dieu ne peut pas exister, car s’il existait, il n’y aurait évidemment pas eu la guerre. C’est pour ça alors qu’elle a été blessée, rétorque habilement le chauve, tandis que l’ascenseur poursuit sa descente et que la jeune femme marmonne des insultes en regardant ailleurs. Lorsque nous arrivons au rez-de-chaussée, le chauve insolent fait une grimace : Eto vidiš nano da ima Boga, stigli smo itavi – est-ce qu’elle le croit, maintenant ? Dieu existe, ne sommes-nous pas tous sains et saufs, et la grand-mère se met à rire, non, non, dit-elle, pas de Dieu, juste des barbes.

Notre lecture chez Slaviša est vraiment chouette. Oliver, à qui on demande si nous nous entendons bien jusqu’ici, acquiesce et dit que nous ne sommes tous les deux pas des démocrates. Lorsque l’ampoule au-dessus de ma tête se met à clignoter, notre hôte lui donne un petit coup discret, tandis que j’essaie d’expliquer que je croise notre voyage actuel avec d’anciens souvenirs. Plus tard, Oliver raconte que Mikhaïl Kalachnikov (sur lequel il a écrit un texte à la fois drôle et curieusement triste), si je comprends bien l’interprète, était un imbécile – quand on lui a demandé ce que ça lui faisait de voir sa plus grande invention utilisée plutôt par des terroristes que pour des guerres patriotiques, il a essayé d’éluder, mais a fini par déclarer, non sans fierté, que sa mitraillette était la meilleure, basta, – peu importe, dit Oliver, dit l’interprète, qu’il lui arrivait d’écrire des poèmes, des poèmes, soupire l’auteur en français, ce qui me fait aussitôt penser à Oppenheimer, qui était poète lui aussi et qui, après l’utilisation de la plus importante de ses inventions, a cité la Bhagavad Gita : « Now I am become death, the destroyer of worlds », a-t-il dit, dis-je, et nous poursuivons comme ça encore un moment, entre Oliver et moi, nos interprètes et un homme dans le public, qui nous demande toujours des précisions d’un ton critique, et à un moment, je viens de me demander à voix haute, un peu bêtement, s’il faut voir une signification dans le fait que Thatcher, au moment où Kalachnikov inventait la mitraillette, inventait la glace à l’italienne, lorsque l’homme reprend la parole pour raconter une blague, attention à tes fesses ! me dis-je, mais la blague est très courte, est-ce que Thatcher se doutait que la glace à l’italienne, il fallait la lécher ?

Après la lecture, je reste encore un peu au bar, je regarde les amis d’Ismar et ses anciens camarades de fac se mêler aux auditeurs restants, lorsqu’une femme, qui était dans le public, m’aborde en anglais ; si elle nous a bien compris, me dit-elle, ce que nous écrivons, Oliver et moi, est de la fiction qui devient non-fiction par l’histoire elle-même ; c’est génial, évidemment, de rencontrer ici à Sarajevo une femme qui semble tout savoir de la Krimidichtung, la poétique du polar ; nous en arrivons bientôt à évoquer nos auteurs préférés, elle parle de Dževad Karahasan, la poétique du récit et la poétique de la ruine sont pour lui des sœurs jumelles spirituelles, m’explique-t-elle, à partir du discours de la ruine, du discours du souvenir, qui conserve une version inexacte des faits, Karahasan reconstruit la vie possible (plausible) de personnes absentes, lointaines, invisibles, peut-être déjà mortes ou jamais nées, mais aimées, ainsi la femme clôt-elle son exposé spontané, et je pense à Lichtenberg et à sa physique expérimentale, Lichtenberg, dis-je, considérait la littérature comme un pendant à la science, permettant de trouver grâce à la langue elle-même ce qui était caché dans un futur possible, un interrupteur, Piccadilly Circus ou cette centrale nucléaire flottante dédiée à Mikhaïl Lomonossov qui doit bientôt être ouverte à Pevek, en Sibérie ; et nous en arrivons à parler de mon homonyme, Georg Wilhelm Richmann, qui, si l’on en croit Lomonossov, est mort de la plus géniale des morts, frappé par la foudre durant l’une de ses expériences, zhit’ pistoletom, umeret’ ot pistoleta, a dit Lomonossov, dis-je, avant que la femme (de manière un peu inattendue, OK) me dise avant de partir : « Sebald n’était pas seulement un adepte de l’élégie : il en était le militant. »

Je suis sur le point de rentrer à l’hôtel lorsque Jasko me tend un cocktail surmonté d’un petit parasol. Nous discutons de son boulot à l’aéroport, des modèles de trains européens et du fait que faute d’adhésion, il lui est quasiment impossible de travailler dans un pays de l’UE. C’est vrai, alors, me dis-je, la Bosnie est en quelque sorte toujours plus éloignée que Lahore ou Omdurman, alors même que la plupart de ceux qui sont en train de trinquer autour de moi ont passé leur enfance et leur adolescence au même moment et au même endroit que moi. Mais hé, me dis-je, Jasko pourrait économiser, puis épouser une Bulgare, et ensuite il pourrait s’installer où il veut dans le reste de l’Europe, fair enough, me dis-je en remontant mes chaussettes dans mes sandales.

Cette nuit-là, je rêve que Susan Sontag est assise devant une banque, sur mon banc préféré ; elle me fait clairement signe de venir m’asseoir sur ses genoux. C’est bien que tu sois resté artiste, me dit-elle en me berçant dans ses bras comme un enfant.

Des ouvriers ont coupé l’eau du bar d’à côté, je cligne fragilement des yeux dans le soleil, j’ai envie d’un kafa et repense à Kohl, sur lequel je me suis déja épanché la veille au soir, puisque dès les années quatre-vingt du dernier millénaire, il a voulu renvoyer en Turquie deux tiers de tous les Turcs vivant en Allemagne, la culture est trop différente, c’est ce qu’il avait dit à Thatcher, alors qu’il voulait évidemment dire que la religion était trop différente ; je repense à la colère de la réincarnation homo de Kohl il y a deux ans en voyant ces malotrus de musulmans prendre leur douche en maillot de bain dans nos beaux McFits, je pense que Spahn est incapable d’imaginer à quoi ressemble un hammam de l’intérieur et une bite circoncise de l’extérieur, tout comme il ne peut imaginer qu’un pays d’Europe à la population majoritairement musulmane puisse faire officiellement partie de l’Europe à court terme, je repense à la grand-mère et au chauve, à leur elevator speech qu’Ismar, qui sort justement de l’hôtel, nous a traduit à peine étions-nous arrivés sur la place devant le centre commercial.

Oliver, Nicolas et moi nous rendons au Parc commémoratif de Vraca ; le feu éternel de sa pyramide a dû s’éteindre au plus tard lorsque l’armée de la Republika Srpska s’est mise à pilonner la ville depuis cette colline où nous sortons d’un taxi. Des broussailles masquent en partie l’ancien chemin ; sur les murs d’une ancienne fortification austro-hongroise, intégrés par les architectes de Tito dans la conception du monument, les noms des civils tués pendant la Seconde Guerre mondiale ont presque entièrement disparu ; les lettres qui les composaient se retrouvent par endroits sur le sol de l’intérieur de la forteresse.

Mémorial de Vraca, © Pascal Richmann

Lorsque nous passons devant les stèles à la mémoire des partisans célèbres, Nicolas se met à parler de Vladimir Valter Perić ; en 1972, Hajrudin Krvavac tourne le film Valter brani Sarajevo, dit-il, qui repose sur le mythe voulant que Perić ait mené par le bout du nez, sous son nom d’emprunt, les Allemands et tous les autres fascistes se trouvant en Bosnie ; dans la scène finale, en tout cas, quelques nazis se baladent dans la nature sur les hauteurs de la ville, un haut gradé, Standartenführer, un agent secret avec un chapeau, etc. Depuis qu’il est à Sarajavo, dit le SS, dit Nicolas, il cherche Walter, et ne l’a toujours pas trouvé, mais à présent qu’il doit partir, il sait qui est Walter – l’agent réagit immédiatement, tout excité : « Vous savez qui est Walter ? Dites-moi son nom immédiatement ! », s’exclame-t-il, s’exclame Nicolas, mais pour le Standartenführer c’est hors de question, et en désignant Sarajevo en contrebas, il dit : « Voilà Walter », une morale que le réalisateur Hajrudin Krvavac souligne d’une musique de fanfare et d’un travelling final sur la vieille ville. Puis : un monument pour Tito et un  tou.te.s les partisan.e.s – mais depuis que des voleurs ont scié le bras droit de la statue en bronze représentative des femmes partisanes, elle ne tend plus que le bras gauche en signe de victoire, ce qui nous fait penser, Oliver et moi, au poing de la solidarité, et Nicolas à la chute de sa superbe anecdote : lors d’une perquisition n’ayant rien à voir avec cette dégradation, la police est tombée sur le fameux bras (dans une armoire, sous un lit ?) ; depuis, il est conservé au musée, mais personne ne sait au juste s’il faut ou non le ressouder.

Nous regagnons la ville par le cimetière juif, assistons au déjeuner d’une araignée tandis que nous mangeons le nôtre, passons, de nouveau à trois, devant la brasserie  Sarajevsko, dans la vieille ville ottomane, qui, outre la bière du même nom, brasse également la délicieuse Oettinger pour tout l’ouest des Balkans, et arrivons finalement au funiculaire. Sous notre cabine, les faubourgs comme une maudite idylle dans le soleil de l’après-midi. Les sept minutes et quinze secondes filent à toute allure. Nous nous promenons dans l’ancien village olympique et Oliver photographie avec son smartphone une des vues de la vallée.

Trebevic, © Oliver Rohe

La pente, qui n’est pourtant pas si raide, m’oblige à éteindre la cigarette que je viens d’allumer. Toujours en quête de quelque chose de sucré, un morceau de gâteau, par exemple, nous entrons à l’hôtel Pino Nature, nous asseyons sur la terrasse ensoleillée et parlons de Sebald – car c’est Sebald qui nous intéresse. De part et d’autre de la clairière, la forêt mixte ondule au vent et Phil Collins chante une chanson lorsque je me mets à parler de Wikipedia, la panacée de l’Ouest, dis-je, l’article consacré à Sebald sur la page allemande, en tout cas, est fortement convoité, en quoi il se rapproche de ceux dédiés à l’action de propagande nazie Eintopfsonntag ou au monorail suspendu de Wuppertal : « Le livre Les Anneaux de Saturne (1995) – qui a pour sous-titre Un pèlerinage anglais – est un récit de voyage. Le narrateur, d’humeur mélancolique, parcourt le comté anglais de Suffolk. Mais le livre n’est pas vraiment un récit de voyage », y lit-on, de manière un peu énigmatique, expliqué-je, ce qui m’a poussé à cliquer sur la page de discussion. « Cet article est tantôt promotionnel, tantôt subjectif et égocentrique, les informations sur Sebald et les attributs le mettant en valeur (faisant sa « promotion ») se côtoient. Une structure comprenant moins d’affirmations gratuites serait super. Voir par exemple : « […] – Sebald a aujourd’hui un statut d’auteur culte dans les deux pays – et suscite un fort intérêt en France. On l’y a même envisagé comme candidat sérieux au Prix Nobel. Depuis le milieu des années 1990, la critique littéraire allemande lui accorde également son attention. Il a laissé une œuvre brève, très particulière, profondément originale. W.G. Sebald est l’un des auteurs contemporains les plus discutés parmi les spécialistes de littérature allemande. Son œuvre évoque certains des thèmes centraux des débats culturels actuels et les traite de manière innovante » – On ne voit ici que de rares références à une encyclopédie », écrit KaJin en 2009 pour étayer sa critique de l’article, dis-je, poursuivant mon wiki-exposé, et sept ans plus tard, une utilisatrice anonyme le soutient : « Oui, c’est vrai. Aujourd’hui, les édudiant.e.s d’allemand lèvent les yeux au ciel quand on leur parle « encore » de Sebald. Il me semble qu’il y a un grand décalage entre l’intérêt presque obsessionnel des spécialistes de littérature pour son œuvre et sa notoriété limitée », conclut-elle, dis-je pour essayer de résumer le débat, de plus en plus confus moi-même, et Ismar lève les yeux au ciel et Oliver trempe les lèvres dans son verre d’eau, si bien que je me dépêche de citer le mélancolique auteur lui-même, peut-être, dis-je, que chacun d’entre nous se perd à mesure qu’il construit sa propre œuvre, peut-être qu’on a tendance, pour cette raison, à confondre la complexité croissante des constructions de notre propre esprit avec un progrès de la connaissance, tout en devinant que l’on ne parviendra jamais à comprendre les impondérables qui déterminent en réalité notre propre trajectoire.

Plus tard, nous passons devant la Maison du Défi. Elle s’appelle ainsi, nous explique Ismar, depuis qu’à l’endroit où elle se tenait à l’origine, on a construit l’Hôtel de ville pseudo-mauresque ; son propriétaire, refusant d’abord catégoriquement de vendre son terrain, avait posé comme condition que l’Autriche-Hongrie déplace sa maison pierre par pierre pour la reconstruire sur l’autre rive du fleuve – je repense au Palais de la République : lors d’un accès d’allégorisme, dis-je, le gouvernement a ordonné que l’on transforme son acier fondu en moteurs Volkswagen, eh oui, dis-je, le cœur d’un peuple est un océan profond plein de secrets.

Sans comprendre ce que signifie Inat kuća, ma femme et moi sommes assis en contrebas de la maison et crachons des noyaux de cerises dans la Miljacka, bien sûr,  Ms. Stein, Dining is west ; nous acceptons l’épiphanie du nom, car nous n’en savons rien. Les roses de Sarajevo, dont Nicolas nous parlera neuf ans plus tard, ont toujours l’air d’avoir été passées à la bombe de peinture par les antifascistes locaux. Et comme c’est le cas lorsqu’une lune de miel luit dans le ciel de cette région, nous arrivons de villes côtières croates, où des lustres se balancent aux plafonds, et traversons bientôt de lunaires paysages monténégrins jusqu’à Skopje, où, n’en déplaise à Kenzo Tange le chlorure fleurit dans les puits, puis jusqu’à Prishtinë, OK, Priština, pour ne pas manquer notre rendez-vous à dîner avec Bill Clinton (saumon chez Hemingway – It was peculiar bin a bin fond in beside) puis, le cure-dents encore en bouche, nous montons dans un bus pour Belgrade, dont des douaniers serbes nous demandent de descendre quelques minutes plus tard, allez allez, hophop, disent-ils, refusant, à une frontière invisible, d’apposer un tampon dans nos passeports.

En postant cette vue de la vallée, nous raconte Oliver au dîner, il a déclenché un débat sur la l’acceptabilité d’une photo prise de la perspective des ex-assiégeants, qui a le droit de prendre ce genre de photo ?, et je m’imagine aussitôt quelqu’un avec ma biographie montant sur les collines locales pour recevoir les Dix Concepts Anti-guerre – oui oui, ça n’a pas de sens, évidemment, tandis qu’une photo de l’ancien village olympique – je réfléchis à haute voix à présent – évoquerait surtout la réouverture du funiculaire, donc la normalité, ce qui ne peut pas être tout à fait à côté de la plaque. La défense de la réalité est en même temps sa continuelle création ! me dis-je, et l’œuvre de Sebald un monolithe qui rappelle, de par sa mélancolie justement, que les investigations menées sur elle, cette réalité, aboutissent, n’en déplaise à ces types n’arrivant pas à se contrôler qui font des cabrioles ridicules autour du monolithe, du matériau sur lequel ils travaillent, piochant çà et là, comme si on était au rayon fromages, gouda, gorgonzola, gramsci ; il y a cette persévérance, celle qui poursuit la construction de sa propre œuvre et peut donc être vaine, OK, mais ne présume de rien, et ne se permet surtout pas de croire qu’elle aurait accès à tout pour peu qu’elle le veuille.

Dans le ciel, le bon Dieu est en train de déverser un seau de Sprite alors que, de bon matin, j’arrête un taxi avec Oliver et Ismar, m’installe sur la banquette arrière et attache ma ceinture. La circulation, pour sortir de la ville, est épileptique ; juste avant que les panneaux passent en bégayant au cyrillique, notre chauffeuse se range sur le bas-côté pour ôter le sien du toit, nous expliquant qu’elle n’a pas de licence pour la Republika Srpska et qu’elle va se perdre dans cette partie de Dobrinja qu’elle ne connaît pas, mais la tour de l’aéroport ne tarde pas à apparaître derrière notre pare-brise ; pendant le siège de leur ville, les habitants avaient creusé un tunnel sous le tarmac pour s’approvisionner en biens de première nécessité, armes, chèvres, médicaments. Juste avant que notre chauffeuse engage le taxi dans Tuneli, nous passons à côté d’un contrôle routier, et les deux autres se tortillent sur leur siège pour attraper leur ceinture de sécurité.

Traduit de l’allemand par Stéphanie Lux.

Portrait Pascal Richmann: © Sabrina Richmann, Portrait Oliver Rohe © C. Hélie
Übersetzung FR → DE: Odile Kennel, Traduction DE → FR: Stéphanie Lux, Translation DE → BS: Mirza Purić, Translation FR → BS: Almira Drink