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Athènes

Julia Schoch et Mathieu Larnaudie ont voyagé à Athènes en mai 2018.
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  • Julia Schoch

    Pourquoi ?

    Nous n’avons pas envie d’écrire. Évidemment, nous mettons nos hésitations sur le compte du manque de temps, d’autres projets. En réalité, c’est aussi simple que cela : nous n’avons pas envie d’écrire sur notre séjour dans cette ville. Nous y avons passé de si bons moments. Comme nous avons savouré cette dorade dans la petite ruelle, le soir, tous les soirs !, ces promenades dans la jungle du parc – tous ces tours !, les tomates, les concombres, les olives, la vue sur l’Acropole en hauteur ou face à nous (ou de l’Acropole sur la ville), les salles fraîches du musée avec ses colonnes installées à l’intérieur, l’étroit escalier en colimaçon du petit hôtel, si parisien !, notre conversation sur la disparition du chez-soi (Heimat), sans qu’on ait été chassé de son propre pays, la quête, pendant des jours, de la seule et unique échoppe appropriée pour acheter les sandales du poète, ce moment assis sur le trottoir en attendant nos pitas miniatures, les petites fourchettes et la carafe en verre dans la poussière de la rue, notre conversation sur les écoles françaises de l’époque coloniale abandonnées dans le Cambodge d’aujourd’hui, la mer, dès le petit déjeuner là-haut la vue sur les toits et ce bonheur de pouvoir simplement suivre les pas de quelqu’un ! L’injonction éternelle à l’indépendance nous fait oublier à quel point il est jubilatoire de simplement emboîter le pas à quelqu’un – pourquoi pas ? Tout était parfait. À commencer par le chauffeur qui s’est contenté de nous conduire au lieu d’engager une discussion sur l’Allemagne, la Grèce ou, Dieu nous en garde, la question européenne. Sommes-nous vraiment obligés, nous demandons-nous, d’ajouter quelque chose à ce voyage par le biais de l’écriture ?

  • Mathieu Larnaudie

    Nous ?

    Et puis d’abord, quel est ce « nous » que l’on nous a demandé d’être ? Quel « nous » sommes-nous, nous qui nous rencontrons à Athènes, sous la colline que domine une couronne de ruines avec lesquelles on a l’habitude de prétendre que se confond l’aurore de notre civilisation ? Nous aurions donc cela en commun : ces ruines, et la longue Histoire sur laquelle elles veillent ? Nous aurions cela en commun : le lieu où les choses commencent ? Nous ne nous connaissions pas, nous ignorions tout l’un de l’autre, et nous voilà soudainement réunis à l’ombre de notre berceau commun, invités à devenir un « nous » que des ruines rassemblent, un « nous » improvisé au nom de la longue Histoire que nous aurions en partage, dont nous serions les rejetons, chacun à notre façon, chacun depuis notre lieu, l’une à l’Est, l’autre plus à l’Ouest. Ici, nous sommes convoqués en tant qu’atomes quelconques d’une civilisation dispersée à l’échelle de tout un continent, placés devant l’origine supposée de ce qui nous lie. Mais sommes-nous bien certains que ce soit vraiment cela qui nous lie : une origine ? Toujours est-il que nous avons marché autour et au milieu des ruines. Nous voilà donc, malgré nous, ce « nous ».

  • Julia Schoch

    Chez soi

    Dans un pays qui compte autant de divinités, on se sent tout de suite en de bonnes mains. Dans un tel pays, pensa au moins l’un de nous, il ne peut pas être uniquement question de directives et de mesures disciplinaires. Ce qui est important, c’est plutôt de savoir quel jour on célèbre quelle fête en l’honneur de qui. D’une certaine manière, la Grèce antique nous est presque plus familière que l’actuelle. Ne passait-on pas, enfant déjà, du temps dans son lit avec les Grecs anciens, à lire et fabuler ? Nous avons tous lu ces histoires de héros, de dieux, de vengeance et de justice, et nous demandons comment s’est faite cette rupture entre les temps anciens et nouveaux, entre un monde ancien et un monde nouveau. À partir de quand quelque chose faisant partie de la réalité il y a encore un instant n’est-il plus qu’une légende ? Les gens se rendent-ils compte de la transition ? Sentent-ils que quelque chose de nouveau commence ? À partir de quand exactement les gens n’ont-ils plus vu les statues que comme des objets d’art, au lieu de leur parler tout naturellement et d’attendre d’elles l’un ou l’autre miracle ?

  • Mathieu Larnaudie

    Ça

    On lève les yeux et on se dit : c’est là, c’est donc ça. Il y a dans le monde un certain nombre de lieux, de monuments, dont nous avons vu tellement d’images qu’ils font intégralement partie de notre répertoire mental. Ce sont des points de repère, des emblèmes ; leurs représentations sont imprimées en nous ; nous les connaissons si bien que l’on en viendrait presque à douter de leur existence. Ces lieux, on s’est promis de s’y rendre un jour, avant de mourir ; ces monuments, on s’est juré d’aller les contempler de nos yeux nus, voir à quoi ils ressemblent sans le truchement d’une image. En regardant le Parthénon, on se surprend ainsi à opérer une sorte d’exercice de perception, un effort à peine conscient pour oublier tout ce qu’on en sait, tout ce qu’on en a déjà vu, afin de permettre à l’édifice, dans sa réalité brute, d’apparaître. Comme s’il fallait, pour faire l’expérience physique, directe d’un tel monument, le nettoyer d’abord de toutes les couches de représentations, d’images, de souvenirs d’images qui le recouvrent et l’occultent. Et pourtant, une fois que l’on s’est dégagé de cette première gangue culturelle, on ne voit rien, on voit encore plus rien : cet agrégat de pierres effondrées, de portiques ouverts aux quatre vents devient illisible, pure présence matérielle dénuée de signification historique. Alors nous avons la chance d’être accompagnés par une archéologue américaine qui vient replacer les pierres dans le Temps, remettre du sens, de la projection, en somme de la réalité – si l’on peut nommer réalité ce déploiement du savoir vers le passé – là où n’étaient permis qu’aveuglement et fantasmes. Mais nous savons aussi bien que cette réalité est lacunaire, elle-même incertaine, instable, fragile et sujette à caution. Les recherches sont toujours en cours ; et il n’est jamais exclu que de nouvelles fouilles, de nouvelles études, de nouvelles expériences viennent nourrir de nouvelles hypothèses et invalider celles qui avaient cours jusqu’à elles. En attendant, nous devons nous satisfaire de ce que notre regard capte.

  • Julia Schoch

    Une certaine inquiétude

    L’un d’entre nous au moins s’est évidemment demandé si en tant que représentants d’un pays d’Europe de l’Ouest, des grandes puissances européennes, nous étions en sûreté ici… On a déjà entendu toute sorte d’histoires ! Honteux, nous laissons notre lecture de voyage, Grexit – Ce que nous coûte le mensonge de la Grèce tout au fond de notre valise. Presque soulagés, nous apprenons que la colère des Grecs est désormais plutôt dirigée contre leur propre gouvernement. On entend bel et bien des manifestants scander leurs slogans, là, tout près. Lorsque l’État ne fait plus rien, les gens se réveillent, nous explique-t-on. Des hôpitaux entiers fonctionnent aujourd’hui sur la base du bénévolat, grâce à l’engagement de citoyens. Doit-on souhaiter un tel réveil ?

  • Mathieu Larnaudie

    Une hésitation

    Certes, il ne fait pas bon arriver ici avec notre badge « européen » placardé sur la poitrine. Sans doute nous sentons-nous coupables, en tant qu’européens, de la situation dans laquelle nous savons que se trouve la Grèce. Curieux sentiment que d’avoir ainsi l’impression d’être relégués au statut de représentants involontaires de politiques desquelles nous nous désolidarisons pourtant complètement. La pauvreté, le délabrement du service public sont des effets des mesures punitives prises par l’Europe pour sanctionner la dette grecque, nous le savons parfaitement et ne l’approuvons en aucun cas. Comment se défaire dès lors de cette poisseuse mauvaise conscience ? Sommes-nous, malgré nous et malgré ce que nous sommes, faisons, écrivons le reste du temps, renvoyés à notre appartenance nationale qui nous rend, face aux Grecs, complice des gouvernements qui ont été élus dans nos pays, quoique nous n’ayons pas voté pour eux ? Devant vous, je voudrais dire que je ne suis pas ressortissant de cette Europe-là.

  • Julia Schoch

    Agoraphobie

    En attendant devant l’Acropole au milieu de la foule, nous en venons à parler d’agoraphobie. L’un connaît ce mot uniquement comme une peur de la foule, l’autre également comme la peur de traverser de grandes places ou des espaces vides, où il n’y a absolument personne, comme l’univers, par exemple. Joie de pouvoir utiliser le même mot pour désigner notre peur, qui est pourtant le contraire exact de celle de l’autre.

  • Mathieu Larnaudie

    D’autres foules

    L’un d’entre nous au moins se rend sur la place Syntagma, devant le Parlement, avec en tête les événements qui s’y sont déroulés récemment – quand la place a été occupée, divisée entre manifestants nationalistes d’un côté et groupes contestataires anarchistes et anticapitalistes de l’autre, lesquels voisinaient sans cohabiter, dans la même effusion de colère, dans la même exaspération devant l’ordre politique et économique européen et la main de fer qu’il fait peser sur les populations – car une même colère, nous le savons, peut engendrer des formes de mobilisation et de manifestation opposées. On cherche à déceler les traces timides de cette occupation, déjà presque toutes effacées ; elles sont moins résistantes que les ruines qui règnent là-haut. Même les cortèges du premier mai, qui se sont rassemblés là ce matin-même, ont emporté avec eux les reliefs de leur passage. Quelques heures plus tard, ils sont devenus invisibles, intangibles. Bien sûr, on aimerait penser qu’ici, à proximité des ruines, où se sont inventés la plupart des mots qui continuent de désigner notre façon de vivre et de penser la politique, les effractions démocratiques revêtent un caractère particulier, une intensité, une vibration, une signification accrues. Pour l’instant, il ne reste rien de la foule.

  • Julia Schoch

    Les Perses

    Les Perses ont toujours été partout. On est debout quelque part, et il s’avère que c’est sur un tas de pierres que les Perses ont accumulées ici. Dès que les Perses arrivent, un nouveau motif apparaît dans le paysage. Tout ce dont nous parlons n’existe plus sous sa forme originelle. Les Perses ont tout modifié. Sans parler des milliers d’années qui se sont écoulées depuis les Perses. Nous parlons donc de choses qu’il nous faut le plus souvent imaginer. Ces strates au-dessous de nous. Qu’est-ce qui traverse encore ces strates ? Quelle mauvaise herbe historique parvient à percer, qu’est-ce qui disparaît – et qu’est-ce qui est là, mais invisible ? Les Perses ne peuvent rien à la disparition de l’ancien Palais de la République à Berlin-Est. Son spectacle en déconstruction, comme on pouvait le voir encore récemment, la structure d’acier et ses entrailles apparentes, préoccupe l’autre d’entre nous. Cela ne fait que quelques années, mais cette disparition nous semble plus définitive et radicale que celle, par exemple, du village et de ses maisons, bergeries et tavernes qui, il n’y a pas si longtemps (à peu près 150 ans), existait sur l’Acropole.

  • Mathieu Larnaudie

    Métamorphoses

    Pourquoi toujours chercher l’origine des choses ? Notre civilisation est-elle à ce point consciente de sa fragilité, de sa fin prochaine, qu’elle en est obsédée par la question de sa naissance ? Et ne se penche-t-elle donc vers les lieux et les conditions de sa naissance que pour en extraire une identité, c’est-à-dire une essence immuable, inviolable, incontestable et fixe ? Et en quoi l’origine des choses serait-elle plus juste, plus réelle, plus authentique que le complexe cheminement des devenirs à travers les âges, que la multiplicité des métamorphoses qui ont lieu au cours du temps ? En quoi ce qui se transforme serait-il moins vrai que ce qui reste figé ?

  • Julia Schoch

    Ailes

    Nous apprenons que trois choses ont des ailes, en Grèce : la victoire, le sommeil et le désir. Nous accueillons cette information avec un sourire, comme si on venait de nous révéler le secret du monde. Bien sûr, cela ne fait aucun doute ! Enfin, nous avons compris quelque chose. Les informations importantes, cachées si longtemps, arrivent incidemment. Nous pourrions repartir, nous savons TOUT.

  • Mathieu Larnaudie

    Chez eux

    Au moins l’un de nous se demande, en regardant les Grecs marcher dans les rues de leur ville, à l’écart des zones où se concentrent les touristes, passants ordinaires de la vie quotidienne, ce qu’ils pensent des ruines qui couronnent la ville. Dans un coin de leur cerveau, en marge des préoccupations banales, des pensées présentes, des inquiétudes et des joies, gardent-ils une place (un fragment de conscience) spécialement dévolu aux vestiges qui marquent la ville ? Passent-ils à côté, à travers, sans les voir, comme si ces vieilles pierres ne concernaient pas leur vie, qu’elles ne soient que des blocs de patrimoine figés qui n’irradient plus dans le présent, ou alors seulement comme argument commercial, comme matière première d’une ressource économique ? Sont-ils las d’habiter une ville qu’on dirait dévorée par les ruines, soumise au glorieux passé, entièrement conçue pour lui servir d’écrin ? Ou bien se sentent-ils encore irrigués par la mémoire et les formes de pensée qui se sont créées là ? Dans les inflexions de leurs voix singulières, reconnaissent-ils l’écho des voix anciennes qui perdurent ?

  • Julia Schoch

    Légère jalousie

    Il existe à Athènes un quartier autonome depuis plus d’une décennie. Chaque semaine, nous dit-on, il y a des affrontements entre la police et les squatteurs. Les habitants des étages inférieurs ne peuvent quasiment pas utiliser leur balcon. Des nuées de gaz lacrymogène flottent dans l’air presque quotidiennement. Le visiteur s’étonne. Tant d’années déjà d’un tel statu quo, pas seulement une petite tentative de révolte, et là-bas, c’est la fac de droit, et elle est occupée ? Un bâtiment couvert de posters de Marx et de slogans, comme dans les communautés alternatives. Nous éprouvons un mélange de jalousie et de culpabilité. Quelle énergie. Mais les choses sont probablement différentes de ce que l’on croit. Nous en savons bien peu.

  • Mathieu Larnaudie

    Exarchia

    Il n’est sans doute pas innocent que nous nous sentions plus chez nous à Exarchia que dans les autres quartiers où nous passons. Ici, les signes placardés sur les murs, les livres au fond des boutiques de bouquinistes en entresol sous le niveau de la rue, les cafés et les affiches, les tags et les visages nous rappellent ceux que nous avons connus à Berlin, à Paris, ailleurs : ils font partie de ce langage international de la contestation qui, en dépit des particularismes locaux, a son vocabulaire et son iconographie communs d’un pays à l’autre. Cela nous rappelle aussi que ce que nous pouvons avoir en commun est ce que nous refusons mutuellement.

  • Julia Schoch

    Puits

    On nous annonce un puits dans une maison privée. Un puits ? Nous imaginons tout de suite des chambres orientales, des fontaines bouillonnantes. La petite entrée de l’appartement de l’artiste Chrysanne Stathacos est fraîche. Effectivement, on y trouve un puits. C’est une petite margelle de pierre sur laquelle repose un lourd couvercle de marbre. Le puits sert de table pour ses objets artistiques. Ces objets, lettres, étoffes, un gant, des boîtes à souvenirs, viennent de l’histoire de sa famille et sont disséminés dans tout l’appartement, qui apparaît, à l’un de nous deux du moins (affaibli par l’ouzo), plus labyrinthique qu’il ne l’est en réalité. Cela tient peut-être aussi à l’histoire de la famille de Chrysanne Stathacos, très ramifiée. Elle est dispersée sur la moitié de la planète. Lorsque les nazis sont entrés dans cette maison il y a plus de soixante-dix ans, chassant les habitants pour y prendre leurs aises, le puits était encore utilisé. Des années après, quand la famille a pu reprendre possession de la maison, il était scellé. La curiosité le disputait à l’appréhension de le réouvrir, car il y avait peut-être quelque chose à l’intérieur – de l’argent, un trésor interdit, voire un cadavre ? Pourquoi, sinon, les Allemands auraient-ils scellé le puits ? On a fini par l’ouvrir. Pour constater qu’il était vide.

  • Mathieu Larnaudie

    Collines

    La pente est raide, ciselée dans la peau du Mont Lycabette, qui monte en lacets au milieu des arbustes vers le monastère. L’un de nous deux est en nage, sous le soleil de plomb, escaladant la colline sans halte jusqu’au sommet. Celle-ci n’est pas la colline aux ruines majuscules ; pourtant elle la domine. De là-haut, on voit de tous les côtés s’étendre la ville tel un immense lac blanc écrasé sous la lumière, depuis le port du Pirée qui semble juste à côté, posé sur la lèvre bleue de la mer et où je peux reconnaître l’embarcadère du ferry qui m’emmène souvent vers Patmos, jusqu’aux faubourgs qui s’éloignent parmi d’autres collines vers l’intérieur des terres. Les espaces dédiés aux ruines trouent le tissu urbain ; les gradins du stade olympique étirent leur fuseau sous leur enveloppe d’arbres. Au loin, des montagnes pelées s’élèvent, dans toute l’aridité de leur dénuement : elles sont juste en lisière de la ville et pourtant aucune habitation ne vient s’accrocher à leurs flancs, comme si la colonisation immobilière avait oublié ces parois abruptes. D’ici où le regard prend possession du paysage dans toutes les directions, on éprouve une impression de resserrement plus que d’immensité : la ville semble contenue entre des bornes naturelles, géologiques, dont elle ne déborde presque pas, ou alors seulement en s’infiltrant par quelques failles au pied des collines. La cité est comprimée dans ses limites. Et toutefois, du côté de son versant portuaire, la mer la propage à l’infini.

  • Julia Schoch

    Illusion d’optique

    Sur l’Acropole, les massives colonnes de l’édifice principal sont toutes biscornues.  Elles sont plus étroites à la base qu’au milieu, avant de se rétrécir de nouveau vers le haut. Ça ne se voit pas. Ce qu’on voit, c’est un alignement à l’infini de colonnes régulières comme les lattes d’une clôture ou les barreaux d’une cage qui constituent le gigantesque palais. Il s’agit d’une illusion architectonique. Les bâtisseurs connaissaient la paresse de l’œil humain, l’insuffisance des instruments dont nous disposons. Ils connaissaient donc aussi la règle la plus importante dans la vie d’un artiste : pour qu’elle ait l’air parfaite, ton œuvre doit être imparfaite.

  • Mathieu Larnaudie

    Logique

    Ils connaissaient donc aussi la règle la plus importante dans la vie d’un artiste. Ça n’a l’air de presque rien, ce « donc ». Cela semble parfaitement commun, universel. Le langage passe dessus sans s’y arrêter. Pourtant, ce « donc » a inspiré à Jean-Luc Godard l’une de ces boutades pataphysico-sérieuses dont il est coutumier et friand, lorsqu’il a prétendu que pour rembourser la dette grecque, on devrait tout simplement appliquer des royalties sur le mot « donc », cette conjonction logique qui nous a été donnée en héritage par la Grèce. Les anciens Grecs ont inventé la logique, donc ils ont inventé « donc », donc chaque fois que nous employons « donc » nous devrions leur verser des royalties. Et ainsi, envolée la dette grecque. Car c’est nous qui avons une dette à l’égard des Grecs.

  • Julia Schoch

    Bonheur

    Dire que ce pourrait être notre premier et dernier voyage à Athènes ! Un voyage exceptionnel ! Si l’on partait du principe qu’un voyage ici est unique, ne peut être répété. Involontairement, on pense à Cassandre et à son auteure – voir un jour la Grèce ! – et qu’on devrait en faire un livre, pour justifier de ce luxe qui nous est accordé. Mais nous pouvons respirer, nous ne sommes pas obligés de voir immédiatement une trame en toutes choses, nous n’avons personne à réveiller par l’écriture, aucune correspondance de cinquante pages à rédiger. Sans compter que nous n’avons même pas pris une seule photo.

  • Mathieu Larnaudie

    Halles

    Propulsés au bout de leurs tuyaux de caoutchouc, les jets d’eau, en fin d’après-midi, se déversent sur les dalles qu’ont désertées les Athéniens. À cette heure-ci, les halles municipales d’Athènes, qui tiennent à la fois du marché au poisson vénitien, de la boqueria barcelonaise et du bazar oriental, ont des airs de fin de partie. Des gens vêtus d’épais tabliers huilés, de gros gants de latex, les cheveux dissimulés sous une charlotte de plastique, s’attèlent au nettoyage sans un regard pour celui de nous deux qui déambule sous les arcades et les hautes voutes. Quelques étals retardataires finissent de fermer ; les odeurs de fruits de mer continuent de flotter dans l’air, mêlées à celles des détergents qu’on utilise pour récurer les bacs, frotter le sol. Le quartier alentour est l’un de ceux où la pauvreté est la plus immédiatement sensible, et où s’étalent dans les ruelles, avec les grappes de corps décharnés, enchevêtrés sur les trottoirs, qui sentent le crack et la misère, ces difficultés du peuple athénien dont nous étions avertis mais dont les coins plus touristiques sont soigneusement tenus à l’écart. Le matin, le marché couvert est comme un îlot d’abondance narguant la déshérence voisine. Le soir, on dirait que la désolation environnante a gagné l’intérieur du bâtiment vidé de ses marchandises et de ses visiteurs.

  • Julia Schoch

    Trii Art Hub

    Pendant la discussion organisée au Trii Art Hub, soudain, le chat de Thorsten me fixe sur l’écran. Blinki cligne deux fois des yeux tandis que je m’efforce d’ignorer cette douce boule de poils et de poursuivre tranquillement ma lecture. Toute la question européenne pèse sur nos épaules, pas uniquement les miennes heureusement, mais celles de cinq auteurs et deux traducteurs. Naturellement, notre discussion est un véhément brouhaha. Le plus véhément est un Grec, ce que nous trouvons parfaitement légitime. Les deux modérateurs mettent fin à la discussion. Il faut toujours s’arrêter au meilleur moment, n’est-ce pas ce qu’on dit ? Autour d’un verre, tout paraît soudain beaucoup plus simple : la culture européenne existe depuis bien plus longtemps que la politique européenne. N’est-ce pas elle qui tient ensemble toute cette construction menacée d’effondrement ? Oui. Non. Si. Nous reprenons du vin, nous montrons réconciliés, mais juste un peu, évidemment ! Comme ces choses qu’on dit en ne les pensant qu’à moitié donnent le tournis, chaque fois.

  • Mathieu Larnaudie

    Regard

    Nous tâtonnons dans la ville, comme nous tâtonnons ici, dans l’écriture qui doit prendre en charge le « nous » que nous avons été à Athènes. Quelques jours pour saisir un lieu aussi vaste, riche et sédimenté, c’est peine perdue, nous le savons bien. Nous déambulons. Nous nous attachons à des détails. Nous portons le regard où nous pouvons. Nous nous disons qu’il faudrait revenir. Nous en sommes réduits à restituer l’expérience d’un premier regard.

  • Julia Schoch

    Maquette

    À l’endroit où poussent aujourd’hui des oliviers et où les lézards lézardent sur les pierres brûlantes, se trouvait autrefois le centre de la ville. On les reconnaît encore à leurs contours sur le sol, les temples et les bâtiments, les routes pavées, l’agora. Des murs invisibles envahis par l’herbe brûlée. Comme la maquette que l’on peut observer dans une vitrine, à l’ombre fraîche des arcades, est belle et précise ! Être européen signifie être capable d’expliquer à son mari, sa femme ou ses enfants ce qu’est l’Europe, à quoi elle sert. On peut ne jamais quitter son pays et être tout de même Européen.

  • Mathieu Larnaudie

    Agora

    Sur l’un des côtés de l’agora, une sorte de brique de marbre, à peine plus grosse qu’un pavé des rues de Paris ou de Berlin, mais plus blanche, est posée à même le sol, sur un lit de roche percé d’herbes jaunes, brûlées, au milieu d’un quadrilatère discret délimité par une margelle de pierres. Dessus, on peut lire les mots : « Speaker’s platform ». C’est là que les orateurs se mettaient pour s’adresser à leurs concitoyens. Nous voici au point zéro de la démocratie. Il faut faire un effort d’imagination pour se figurer ce qui pouvait avoir lieu ici. Et l’on se dit que c’est peut-être aussi avant tout cela, la démocratie : un effort d’imagination.

  • Julia Schoch

    Tout en haut sur un toit-terrasse mais toujours sous l’Acropole

    Autour d’un repas à base de viande et de salades, nous parlons de la possibilité de composer de vrais panégyriques aujourd’hui. Faire les louanges d’un souverain, d’une souveraine ! Une ronde d’hommages à des hommes (et femmes ?) d’État européens ? Tout le monde éclate de rire. L’ironie nous tient. Cela nous rend sombres en même temps, tristes. Comment ce serait d’adhérer à un politicien de tout son cœur ? D’admirer quelqu’un qui a le pouvoir, de le soutenir, le célébrer ! Quelle époque misérable nous vivons, pense l’un de nous. Où nous sommes condamnés quasiment per definitionem à une distance critique, à des rires éternellement hérétiques, à ce trépignement ridicule qui est le nôtre.

  • Mathieu Larnaudie

    Paradoxes

    Eh bien parlons de l’Europe, puisque nous sommes ici pour ça. Au-dessus de nous les illuminations se sont allumées sur les ruines, et la pierre d’or du Parthénon brille dans le crépuscule qui vient. S’il est vrai que c’est par ici, autour de nous, que tout cette histoire est passée, et que ce nous nommons entre nous « Europe » est bien, comme nous voulons encore le croire et l’espérer, non pas seulement un espace économique ni une gouvernance (une « autorité »), mais cette longue construction culturelle, politique, qui nous est commune de part en part de cet espace et, surtout, au-delà de lui, alors nous ne trouverons d’importance à être européens (à être le « nous » qu’on nous a invités à être) qu’à condition de perturber le sens de la définition actuelle, institutionnelle de l’Europe. Et l’un de nous qui a le goût des paradoxes et l’esprit un peu tordu se dit : Nous ne sommes européens qu’à la condition de ne pas être européens. Au fait, « paradoxe », c’est bien un mot grec.

  • Julia Schoch

    L’eau de Delphes

    À l’aéroport, on me demande d’ouvrir mon sac à main, il doit y avoir un liquide à l’intérieur – some liquid – ? C’est vrai, un petit flacon de verre, un cadeau, qui contient un peu d’eau de la source de la vérité de Delphes. C’est de l’eau de Delphes, dit l’une de nous, penaude. Le douanier jette un œil au flacon : de l’eau de Delphes ? Pas de problème, en si petite quantité, ça n’a aucune importance.

    Le texte de Julia Schoch a été traduit vers le français par Stéphanie Lux, celui de Mathieu Larnaudie vers l’allemand par Odile Kennel.

Portraits Julia Schoch & Mathieu Larnaudie: © privat
Übersetzung FR → DE: Odile Kennel, Traduction DE → FR: Stéphanie Lux, Translation DE/FR → EL: Anna Markoulidaki